L’IA dans les séries télé: finis les discours alarmistes
Grand Angle10 mai 2024 | Lecture 8 min.
Les médias aiment bien présenter le sujet sur un ton inquiet, voire catastrophiste. Chaque dénonciation des avancées de l’IA générative est reprise en manchettes tonitruantes. Mais, bien que des questions éthiques doivent continuer d’être posées, le bruit de fond alarmiste semble s’amenuiser dès lors qu’on tend vraiment l’oreille aux propos des chercheurs ou des bonzes de l’industrie. L’IA est-elle ce monstre indomptable qui avalera les scénaristes et/ou les monteurs? Les dialogues de nos séries préférées seront-ils bientôt strictement rédigés par des robots conversationnels? Les images des longs métrages de demain seront-elles entièrement générées par des outils d’IA générative tels que le fameux «Sora»? Il semble que rares soient les leaders de l’industrie à le craindre.
C’est du moins ce que l’on a constaté fin mars 2024 lors d’une journée de réflexion consacrée à cette question lors de l’événement Forum/Dialogues de Lille, au festival Séries Mania. C’est connu, le festival lillois est aujourd’hui l’un des événements internationaux majeurs à célébrer les fictions télévisuelles. S’y sont réunis pour décrypter le sujet des dirigeants de grosses boîtes de production ainsi que quelques experts venus du monde entier.
Certes, on y a rappelé l’importance de veiller à ce que la machine ne puisse jamais surpasser l’humain. On y a insisté sur les règles éthiques à mettre en place pour encadrer l’utilisation de l’IA générative. Mais les panélistes y ont surtout réfléchi au caractère stimulant et innovant de l’IA dans l’industrie de la télé et du cinéma. De la directrice de YouTube France (Justine Ryst) jusqu’au président du réseau des centres du cinéma européens (Christopher Peter Marcich), tous envisageaient l’IA dans une perspective constructive, se propulsant dans «l’après-sidération». Autrement dit, ils affirmaient, en de multiples variations, qu’une fois passées nos premières réactions inquiètes et fascinées, nos fictions télévisuelles et notre cinéma pourront intégrer bellement cette évolution technologique.
Vous demanderez, et avec raison: mûs par l’appât du gain au-delà des questions artistiques, ces gestionnaires de grosses boîtes de production allaient-ils tenir d’autres discours? Bonne question, certes. Or, un petit coup de sonde du côté des chercheurs universitaires montre que ceux-ci ne sont pas davantage apeurés par l’IA générative. Des rapports commandés par l’Observatoire européen de l’audiovisuel, par exemple, anticipent des défis juridiques et règlementaires, mais formulent peu de craintes relatives au processus créatif ou aux résultats artistiques. Des études chapeautées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) concluent également que, tant que l’humain demeurera en position décisionnaire, les intelligences artificielles ne seront que de simples outils de travail.
«La crainte de la singularité technologique n’a aucun fondement scientifique», rappelle par exemple l’informaticien et philosophe français Jean-Gabriel Ganascia, adoptant une posture surplombante et élargissant la question à tous les domaines d’activité humaine. En effet, au sujet du mythe de la singularité, il y a bel et bien consensus scientifique international.
En tout cas, chez les producteurs télé, le train est en marche. La journée Forum de Séries Mania débutait par un inévitable mais révélateur exposé statistique. 63 % des entreprises du secteur des médias et du divertissement sont aujourd’hui très confiantes à l’idée d’introduire l’IA dans leurs opérations. Le sentiment surpasse celui exprimé dans d’autres domaines, tels que l’industrie des télécommunications, et s’approche de celui du secteur manufacturier. On estime aussi que les dépenses d’IA par les entreprises médiatiques devraient atteindre 13 milliards de dollars en 2028.
L’IA générative concrètement
Dans les cas où l’IA générative est bel et bien utilisée à des fins créatives, quelle forme cela prend-il? Quels outils s’imposent? Quels usages sont déjà en marche?
Il y a d’abord les outils facilitant les étapes de pré-production – dont l’usage est similaire à celui d’un journaliste se servant de Chat Gpt pour faciliter l’organisation d’informations et de données brutes. Ainsi, l’IA permet en cinéma d’optimiser des processus tels que la création de storyboards. Des outils comme Luna AI permettent une exploration rapide et la construction d’actifs 3D pour aider à la décision de lieu de tournage, en complément des méthodes de repérage traditionnelles.
Rien là qui risque vraiment d’ébranler les colonnes du temple.
Les inquiétudes sont plutôt portées vers les outils de génération de contenu vidéo à partir d’instructions textuelles, le plus sophistiqué étant le modèle Sora d’OpenAI, tout juste lancé en février 2024 et capable de produire des images d’un réalisme bluffant, notamment dans la représentation des humains. Finis les étranges personnages à 7 doigts ou les visages défigurés par une bouche de travers. Sora a corrigé les erreurs de ses prédécesseurs. Elle génère aussi des vidéos intégrant parfaitement les codes du cadrage et du montage, alternant par exemple gros plans et beaux mouvements de traveling. Et ainsi de suite…
Sora sous la loupe
Bien qu’actuellement limité à une minute de contenu vidéo, le potentiel de Sora repose sur sa faculté à étendre, boucler, modifier, et surtout interpoler le contenu vidéo. Qu’est-ce à dire? Ses fonctions d’interpolation entre deux vidéos solutionnent l’un des problèmes majeurs jusqu’à maintenant rencontrés avec l’IA générative: Sora peut intercaler avec harmonie des séquences vidéo génératives et des séquences filmées par vous-même ou d’autres visuels spécifiques, offrant ainsi une grande flexibilité.
On peut notamment anticiper que l’outil devienne incontournable dans la création d’effets spéciaux ou la génération de scènes spectaculaires, autrement très coûteuses à tourner. En entrevue avec le Hollywood Reporter récemment, le producteur américain bien connu Tyler Perry disait ceci : «Je regarde de très près les avancées en IA. Je travaille depuis quatre ans sur un projet d’expansion de 800 millions, qui aurait agrandi de façon gigantesque nos espaces de tournage extérieurs et qui aurait permis d’ajouter 12 studios d’enregistrement sonore. J’ai mis tout ça en veilleuse de façon indéterminée à cause de ce que j’ai pu voir de Sora.»
Mais doit-on s’inquiéter d’une utilisation tous azimuts de cette technologie, jusqu’à la plus petite série télé indépendante?
Ceux qui refusent de céder à la panique, comme les conférenciers que nous avons écoutés à Séries Mania, diront qu’il suffit d’accompagner l’IA d’une règlementation adéquate, basée sur une approche la plus éthique possible et sur d’exigeants critères de qualité artistique. Ils et elles y voient surtout une possibilité de déplacer les frontières artistiques actuelles, soulignant aussi le fait que les artistes sont loin d’y être tous réfractaires.
Qu’est-ce-à-dire? Écoutons Marianne Carpentier, directrice de l’innovation chez Newen Studios en France : «Récemment, nous avons demandé à des artistes de produire pour nous, lors d’une phase de pitch de leurs projets, une bande-annonce entièrement créée avec l’IA. C’était un exercice fascinant. Ce qu’on a constaté, c’est qu’ils s’approprient les outils; ils en jouent; ils les utilisent comme complément à leur propre génie artistique. Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous alarmer. Ce que cela peut amener aussi, c’est un accroissement des collaborations entre cinéastes et talents venus du monde de l’informatique ou du jeu vidéo, mais jamais au détriment de l’artistique.»
Discours excessivement optimiste? Plutôt un constat réaliste. Car, oui, en parallèle des discours inquiets, nous assistons bel et bien en ce début de printemps 2024 à une petite vague d’expérimentations ludiques et enthousiastes du côté des artistes qui ont été les plus rapides à adopter Sora.
Un vidéoclip qui fait couler de l’encre
La plus récente apparition en ligne de l’une de ces œuvres est particulièrement convaincante: le vidéoclip officiel de la chanson The Hardest Part, de l’artiste américain Washed Out, est uniquement constitué d’images générées par Sora.
Dans cette réalisation du cinéaste Paul Trillo, on est avalés par une caméra en perpétuel mouvement linéaire, qui balaie successivement les corridors d’une école secondaire puis les rues nocturnes d’une banlieue américaine, ou l’intérieur de voitures qui se fondent étrangement au décor urbain ou à des salles de restaurant style diner, avant de basculer dans une buanderie, un entrepôt incendié et un supermarché. Y défilent les symboles de la vie chez l’oncle Sam, également vus à travers l’évolution d’un jeune couple, chaque fois parachuté dans ces nouveaux décors. Le clip est constitué de 55 vidéos Sora collées les unes aux autres.
Conscient des critiques qui lui seront adressées, Washed Out a anticipé les coups sur X (anciennement Twitter) dans une série de tweets expliquant sa démarche. «Je vois cette collaboration avec Paul Trillo comme le prolongement de ce que j’avais déjà fait avec mon troisième album, Mister Mellow, qui explorait presque tous les sous-genres de l’animation dessinée à la main. Pour moi, les outils d’IA comme Sora sont un nouveau domaine à explorer. Je suis conscient que c’est un sujet controversé, et j’ai d’autres projets en cours qui sont loin de ce type d’approche. Mais, je m’inscris en faux contre le manichéisme avec lequel certains commentateurs s’emparent du sujet. Je pense que les outils d’IA vont certainement perturber notre paradigme actuel, mais en fin de compte, je crois qu’ils ont le potentiel d’ouvrir beaucoup de nouvelles possibilités créatives.»
L’IA devient-elle un partenaire créatif, inspirant de nouvelles formes d’expression artistique? Ou va-t-elle tuer l’art? Parions qu’on n’a pas encore fini de se poser la question en ces termes un peu limitatifs et polarisants. Mais le regard évolue. Les perceptions changent.
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