RECHERCHER SUR LA POINTE :

L’hospitalité au démon

Émois

Nous étions nombreux·ses à avoir repéré Constantin Alexandrakis à La Grande Librairie, et je pense pouvoir affirmer que nous l’étions tout autant à être intrigué·es par ce livre, par cet homme, par sa façon de s’exprimer, par sa vive sensibilité et cette manière qu’il avait de se débattre avec les mots. Comme beaucoup de français·es (que je ne suis pas), je me suis rapidement procuré son roman. Que vaut-il? Analyse. 

Si sa manière de parler semblait parfois déstructurée ou disloquée, elle préfigurait sa manière d’écrire. Et contrairement aux apparences, ce que je dis est un vrai compliment: le texte est un formidable pot-pourri, il fourmille d’idées qui partent dans tous les sens. Sa langue est pleine, elle galope, elle tornade, elle fait feu de tout bois. Si certain·es pourraient le lui reprocher, c’est pour moi un des points forts du livre. Déjà parce que ça le rend inventif et surprenant, et ensuite, parce que ça rend compte du trauma: les souvenirs surgissent, épars, fragmentés, sans linéarité. Et face aux doutes, la conscience vacille, fait des allers-retours.

Ce terrible tournis qui le saisit et qui le voit perdre pied. 

Victime d’agression sexuelle (par son beau-père), ce gamin devenu adulte – ou cet adulte resté gamin –  tente de comprendre, de reprendre sa vie en main, de se cadrer, pour ne pas reproduire lui-même ce qui l’a tant fait souffrir. L’agressé peut-il se muer lui-même en agresseur? Serait-il capable de perdre le contrôle, de basculer dans la folie, de faire du mal à sa fille de quatre ans? Ces questions, vertigineuses, pèsent de tout leur poids sur le livre.

C’est que le protagoniste est sans cesse assailli par ces doutes, ces démons (notamment quand il projette des images sexuelles sur son enfant ou quand des érections le surprennent dans des situations inadéquates), et la façon dont Alexandrakis s’éparpille façon puzzle raconte cette sensation de perdition, ce terrible tournis qui le saisit et qui le voit perdre pied.  

Pour lutter, il essaie plusieurs méthodes: il se cherche des âmes sœurs (Tracy Lords ou Flavie Flament par exemple), fait des exercices physiques spécifiques et traîne des heures sur de drôles de forums qui évoquent l’inceste, où les thèses complotistes et les hypothèses farfelues pullulent, et où il peut rester, des nuits durant, englué devant le vortex de son écran. Il entreprend, pour guérir,  de cartographier le Grand continent des violences sexuelles. 

Cette initiative, si elle peut prêter à sourire (tant la tâche s’annonce ardue et infinie), se révèle être édifiante: le lecteur pas si informé (que je suis cette fois) peut se rendre compte que non seulement ces violences sont partout (ça on s’en doutait), mais aussi qu’elles ont longtemps été banalisées, voire glorifiées par le cinéma, la littérature, les arts en général. Ainsi, de Gide à Michael Jackson, de Matzneff à David Hamilton, de Prince à Michel Polac, l’auteur nous oblige à regarder en face la complaisance de l’époque qui a laissé ces gens proliférer tranquillement, sans les arrêter, sans les pointer du doigt, mais en leur resservant une tasse de thé, en lisant leurs livres, en écoutant leurs anecdotes «croustillantes»Dois-je préciser que c’est insupportable?

Intéressant aussi, après les prises de parole de Vanessa Springora, Adèle Haenel, Christine Angot et tant d’autres femmes courageuses, qu’un homme s’empare du sujet, s’en fasse la victime autant que le potentiel prédateur. Le livre s’inscrit dans la lignée de la violence masculine et avec son honnêteté brute, Alexandrakis nous livre un roman étourdissant qui fait réfléchir (ses épisodes en Thaïlande peuvent notamment semer le trouble chez bon nombre de personnes). 

Le livre vient nous surprendre là où on ne l’attendait pas…

Par son écriture libre et loufoque (il faut voir la typographie de certaines phrases ou comment il convoque la mythologie nordique), il nous donne à voir un homme qui s’interroge, sur lui, sur son époque, sur ce qu’il est censé faire, ce qu’il aurait dû faire, ce qu’il devrait faire désormais. Sans se lamenter, sans snobisme ou didactisme, mais avec une rage désespérée et un humour caustique. Car oui, il arrive qu’on puisse rire dans les situations les plus anxiogènes. 

En revanche, les trente dernières pages ne sont pas drôles du tout. Le livre vient nous surprendre là où on ne l’attendait pas et la cruauté, l’absurdité de la situation dans laquelle il se retrouve empêtré (je spoile pas!)  apportent un éclairage salutaire: il y a encore beaucoup de travail pour recueillir la parole, la comprendre et pouvoir aider les victimes et les traumatisé·es. 

Petit bonus supplémentaire, j’ai adoré retrouver une analyse de mon livre préféré: Lolita. Comme Neige Sinno, comme Azar Nafisi, comme tant d’autres, l’auteur livre son interprétation du chef d’œuvre de Nabokov, car on revient toujours aux grand·es écrivain·es, et l’on revient toujours aux grands livres. Si Lolita en est un, L’hospitalité au démon ne se range pas très loin derrière…

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L’hospitalité au démon
éditions Verticales
Préface de Neige Sinno
Paru le 9 Janv. 2025
ISBN 978-2-07-304792-2
240 pages
20€


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