
Faut-il ranger les Playmobil?
Émois22 septembre 2024 | Lecture 3 min.
Quelle place laissons nous, dans nos vies, à la fiction? Pas la place métaphorique, celle qui se loge dans les zones inatteignables de nos appareils cérébraux, mais la place matérielle, la place spatiale: la place au sens où les choses prennent de l’espace; la place qui grignote un territoire, la place à négocier.

Tournons-nous vers ce temps où la vie se lovait avant tout dans les histoires, où elles menaient le monde en nous – et autour de nous. Car l’enfance, c’était, bien sûr, l’odeur envoûtante des batônnets de colle et les traces grisâtres qu’ils laissaient sur nos doigts, les films vus à la télé, les entraînements de ping-pong et les chansons préférées, mais c’était, surtout, les mondes que nous ne nous contentions pas d’absorber, mais que nous faisions naître. Nous les façonnions avec des objets – jouets par nature ou par destination, billes figurant tour à tour des joueurs de football ou des bombes à larguer sur des soldats verts (les méchants) et boites d’allumettes composant de précaires ensembles urbains –, que nous détournions même lorsqu’ils étaient absolument fonctionnels – qui n’a pas utilisé le combo de Playmobil «clown/fakir/cow boy» pour en faire un groupe de rock un peu flippant?
Certains jeux duraient une après-midi, d’autres des années – et ceux-là exigeaient de la place. Car lorsqu’un jeu dure des années, qu’il est structuré autour de personnages complexes aux destins tourmentés, il requiert une scénographie stable. Le protagoniste du jeu dispose d’une vie sociale: il a une famille et des adversaires, vit dans une ville qui compte des infrastructures, un port par exemple, ou une gare; ses amis vivent dans des immeubles (la bibliothèque du salon est parfaite pour ça: un appartement par casier). Dans la ville, il faut bien qu’il y ait un chef ou une démocratie, et donc, quelque chose qui ressemble à un château ou une mairie. Et des marginaux, pour lesquels on recycle tous les freaks des jeux auxquels on ne joue plus, du GI Joe unijambiste au catcheur blond platine aux bras articulés. Et puis comment caser tous ces gamins Playmobil, leurs yeux immobiles et pétillants comme de petits feux follets, si on n’a pas d’école? Alors pour l’école, cette grossière maison en LEGO DUPLO (les Playmobil des moins de 5 ans, dont on a heureusement gardé certaines pièces) fera parfaitement l’affaire.

Et la ville qui se construit a besoin de ses ailleurs, car on a besoin que le intrigues se nouent quelque part – un ranch, une île, une montagne (amas de cartons branlant, en équilibre précaire sur le bureau où on n’a jamais vraiment réussi à faire ses devoirs). La chambre d’enfant de dix mètres carrés se trouve donc, littéralement, envahie par ce micro-monde, qui repousse constamment les limites des autres réalités – réalité tristement fonctionnelle d’équerres et de protège cahiers, réalité de cadeaux d’anniversaires et d’après-midi au centres de loisir, boules à neige et palmiers en pâte à sel.
Par chance, je n’ai pas eu à renoncer à cette invasion.

On m’a donné le droit, toujours, de garder intacte cette géographie, dans toute sa luxuriance – de ne pas avoir à ranger chaque soir ce foutoir bigarré. Je m’endormais alors en gardant un œil sur ses habitants et lorsque je m’éveillais, ils étaient déjà vivants, pris dans leur réalité de plastique, comme si leur préoccupations, leurs drames, leur routine – car ils en avaient une – ne s’étaient pas évanouis avec ma nuit. On m’a laissé faire déborder la fiction dans l’espace, ce qui lui a permis de se déployer dans le temps, et de mourir comme meurent les enfances, par négligence et micro ajustements successifs, l’espace rongé petit à petit par d’autres réalités – on peut bien sacrifier le centre de police, autrement dit la grotte de l’ours des Petits Malins, le jour où on doit trouver une place pour la première chaîne-hifi, un peu avant l’entrée en secondaire.

On ne m’a jamais contrainte à fixer une limite au temps de la fiction, à accepter chaque soir qu’elle entre dans des coffres qui souligneraient cruellement sa vie pauvre, et les sourires peints des peuples immenses qui la composaient, leurs articulations mécaniques, aplatissant si bêtement leur démesure et leur profondeur.
Finalement, en m’autorisant à ne pas ranger mes Playmobil, des adultes certes sans doute un peu laxistes et pas très maniaques, mais malgré tout responsables, ont respecté la consistance de mes fictions – leur mise en concurrence avec d’autres réalités solides, qu’il m’appartenait de gérer.

Et ce qui se disait dans la persistance nocturne de ce grand chaos foisonnant de vie Playmobil, c’était ça : que l’imagination était palpable et, ainsi, véritable et dotée de valeur – que la fiction ne pouvait pas ne rien peser, ne rien coûter, ne rien demander. Que le monde intérieur n’était pas qu’intérieur, replié dans des antres intimes qui surtout ne laissent pas de trace durable, ne s’imposant jamais. Qu’on pouvait cohabiter avec l’imaginaire.
Ce qui se perd avec l’enfance relève peut-être de cette part d’espace laissé à la fiction. A l’âge adulte, nous ne pouvons qu’installer des métonymies, des métaphores – une évocation de la jungle à travers un papier peint, ou d’un patrimoine industriel avec des luminaires le bois et le métal. Mais les mondes secrets, l’appel avide des mondes secrets, ceux qui sont nés derrière nos yeux et se sont longtemps matérialisé au ras du sol, ont cessé de s’exhiber pour rejoindre des espaces cachés – cabinets de psy où tout se rejoue ou goût honteux pour les faits divers aux sordides intrigues. Si l’enfance est innocente, ce n’est pas dans sa naïveté de croire à ces mondes – nous ne cessons jamais vraiment de croire à nos propres fictions, non? – mais dans son entêtement confiant à croire qu’ils peuvent légitimement occuper de l’espace. Dans l’espace du possible, les enfants installent naturellement des choses impossibles. Les adultes, eux, parlent essentiellement de choses possibles, tout en brûlant de creuser des brèches vers le chemin poétique des choses impossibles. Le chanteur cubain Silvio Rodriguez, dans sa chanson Resumen de noticias, le regrette: – yo he preferido hablar de cosas imposibles, porque de lo posible se sabe demasiado (j’ai préféré parler de choses impossibles, parce que sur le possible on en sait suffisamment).
De fait: parler d’immobilier et agencer sa maison d’adulte risque d’être toujours moins excitant que de dormir parmi des peuples minuscules, habitant des décors qui bougent tout seuls. Le logement qu’on meuble, si on a la chance d’en avoir un, auquel on aura beaucoup réfléchi, n’aura jamais les dimensions explosives, percutant les frontières, de nos chambres d’enfants. Un âge où les fictions restent, restent, restent.

___
Et pour celles et ceux qui se poseraient encore plein de questions sur les Playmobil, on peut écouter cette émission de France Culture sur l’origine des Playmobil.
Vous aimerez aussi

«Jouez, jouez, jouez!»
Au large30 janvier 2022 | Lecture 10 min.

«C'est quoi ta kouleur préférée?»
Émois17 septembre 2023 | Lecture 4 min.

Comment l'école broie les Kévin
Grand Angle13 décembre 2023 | Lecture 1 min.

Beoogneere, l’espoir de la Savane
Au large19 novembre 2022 | Lecture 4 min.

Garder l'enfance allumée
Grand Angle15 mai 2023 | Lecture 7 min.

Tac au tac
En ce moment15 mars 2025 | Lecture 2 min.

Laurence Rosier et Emilienne Flagothier
Grand Angle12 février 2025 | Lecture 2 min.
épisode 3/4

«Des Teufels Bad» de Veronika Franz et Severin Fiala
En ce moment30 janvier 2025 | Lecture 4 min.
épisode 3/6

«Quelque chose de paisible, de tranquille et de beau»
En ce moment30 janvier 2025 | Lecture 1 min.
épisode 2/6

Les châteaux de mes tantes
En ce moment2 décembre 2024 | Lecture 2 min.

État du monde
En ce moment23 septembre 2024 | Lecture 2 min.

Art et migration
Grand Angle2 septembre 2024 | Lecture 2 min.

Extimité.s par Zéphyr
Émois20 août 2024 | Lecture 3 min.
épisode 3/4

Les Rencontres Inattendues
En ce moment1 août 2024 | Lecture 2 min.

Quelle place pour la culture dans les partis?
Grand Angle1 juin 2024 | Lecture 12 min.

Orlando: ma biographie politique, et des lieux qu’on habite ensemble
Émois17 mai 2024 | Lecture 5 min.
épisode 4/4

Love Lies Bleeding
Émois15 avril 2024 | Lecture 4 min.

Ma déficience visuelle ne devrait pas être un frein
Émois10 avril 2024 | Lecture 1 min.
épisode 1/1

Mutualiser… une (nouvelle) politique culturelle?
Grand Angle18 février 2024 | Lecture 4 min.

Cherche employé·e de bureau
Grand Angle19 décembre 2023 | Lecture 12 min.

[VIDÉO] Théâtre et quartiers populaires avec Yousra Dahry
Grand Angle16 novembre 2023 | Lecture 2 min.

Sur la vieillesse au théâtre
Grand Angle30 octobre 2023 | Lecture 11 min.

Prendre soin, par le théâtre aussi
En ce moment4 octobre 2023 | Lecture 1 min.

Initier au matrimoine littéraire
En chantier25 août 2023 | Lecture 5 min.

Le vrai calme se trouve dans la tempête
Au large21 août 2023 | Lecture 5 min.

[VIDÉO] Lumière sur le vitrail dans l'atelier de François et Amélie
En chantier7 août 2023 | Lecture 1 min.
épisode 2/3

Réhabilitons Welfare, le spectacle mal-aimé d’Avignon 2023
Émois3 août 2023 | Lecture 11 min.

Place aux narrations féministes
En ce moment13 juillet 2023 | Lecture 12 min.

Nedjma Hadj Benchelabi: programmatrice-dramaturge
Au large28 mars 2023 | Lecture 1 min.
épisode 5/6

Rabelais revient à la charge
Grand Angle18 février 2023 | Lecture 1 min.
épisode 1/10

Les dents de Lumumba
Grand Angle25 janvier 2023 | Lecture 2 min.
épisode 2/3

Les murs ont la parole
Au large9 décembre 2022 | Lecture 10 min.

Créer pour faire advenir le female gaze
Grand Angle27 octobre 2022 | Lecture 6 min.
épisode 1/3

«Ça a commencé?»
Grand Angle19 octobre 2022 | Lecture 7 min.

Cinéaste et thérapeute corporelle
Grand Angle14 octobre 2022 | Lecture 1 min.
épisode 18/18

Scénographe et maman
Grand Angle30 septembre 2022 | Lecture 2 min.
épisode 3/6

Circassienne, le saut dans le vide
Grand Angle3 juillet 2022 | Lecture 4 min.
épisode 3/3

«T’inquiète pas, je te rattrape»
Grand Angle30 mai 2022 | Lecture 4 min.
épisode 2/3

L'échec vu du public
En chantier28 mai 2022 | Lecture 3 min.
épisode 3/4

Bob Morane
Émois28 mai 2022 | Lecture 3 min.
épisode 3/14

«Désir ou amour, tu le sauras un jour.»
Émois18 mai 2022 | Lecture 1 min.
épisode 3/3

Rockeur et traducteur
Grand Angle13 mai 2022 | Lecture 1 min.
épisode 11/18

Démontage du chapiteau patriarcal
Grand Angle10 mai 2022 | Lecture 6 min.
épisode 1/3

Gestionnaire le matin et artiste l'après-midi
Grand Angle9 mai 2022 | Lecture 1 min.

«Faut pas dire à qui je ressemble, faut dire qui je suis.»
Émois21 avril 2022 | Lecture 1 min.
épisode 2/3

Saxophoniste et importateur d'huile d'olive
Grand Angle11 avril 2022 | Lecture 2 min.
épisode 8/18

Les conditions extérieures à l’échec
En chantier1 mars 2022 | Lecture 4 min.
épisode 2/4

«L'amour c'est compliqué, les sentiments sont profonds.»
Émois14 février 2022 | Lecture 1 min.
épisode 1/3

Diriger un théâtre: un geste politique
Grand Angle28 décembre 2021 | Lecture 2 min.

Vieilles peaux
Émois12 mars 2021 | Lecture 5 min.

Le charme des titres avec un «ou» dedans
Émois9 décembre 2020 | Lecture 5 min.