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Empire Bolloré

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Des ogres et des fourmis

Laissez-moi commencer cette chronique par un gros mot. L’industrie de l’édition est un oligopole à frange[1][1] C’est Louis Wiart qui m’a appris le mot. Dans son dernier livre, il ajoute même: un oligopole à frange «concurrentielle vivace». (Philippe Chantepie, Louis Wiart, «Économie du livre», La Découverte, Editis, 2025). C’est-à-dire un énorme gâteau que quatre ogres se partagent, tandis que les fourmis se battent pour les restes. Les ogres en question se nomment Editis, Madrigall[2][2] Au capital duquel on trouve LVMH, Media Participations et Vivendi.

Ce dernier groupe retiendra notre attention puisque, depuis 2023, il contrôle Hachette, le groupe d’édition et de distribution-diffusion[3][3] c’est-à-dire de commercialisation, stockage et transport de livres le plus important en France et le sixième[4][4] en ce qui concerne l’édition uniquement dans le monde, avec un chiffre d’affaire de plus de 2,8 milliards[5][5] «Hachette, un empire vieux de deux siècles» de Jean-Yves Mollier (Déborder Bolloré, ouvrage collectif, coédition collective, 2025). Ce monopole n’est pas que horizontal, mais aussi vertical: Vivendi possède par exemple les commerces Relay, mais aussi des titres de presse et des sociétés importantes dans le marketing et la publicité. À la tête de ce mastodonte depuis 2013[6][6] «Dès septembre 2023, Vincent Bolloré est nommé vice-président du conseil de surveillance, puis président de Vivendi en juin 2014» dans «L’empire Bolloré s’étend à l’édition: la construction d’un leader mondiale de la culture» de Valentine Robert Gilabert («Déborder Bolloré», ouvrage collectif, coédition collective, 2025), Vincent Bolloré, un homme d’affaires breton qui a construit un véritable empire médiatique et culturel. Or, ce dernier «mène depuis plusieurs années un “combat civilisationnel” et il a, pour cela, un plan de bataille: imposer des idées racistes, sexistes et transphobes sur la scène politique pour faire élire le parti qui saura mener la contre-révolution réactionnaire qu’il désire»[7][7] Il s’agit de la première phrase de la préface du recueil qui nous intéresse ici. (Déborder Bolloré, ouvrage collectif, coédition collective, 2025)

L’industrie de l’édition est un oligopole à frange

Dans cette métaphore simpliste mais parlante, les fourmis représentent, elles, la multitude des éditeur·ices indépendant·es qui tentent d’imposer une autre voix. Dans un secteur soumis aux logiques capitalistes et aux phénomènes de concentration depuis (au moins) les années 1970, il s’agit à la fois d’une bataille économique – tenter de survivre en se taillant une part de marché suffisante à la poursuite des activités – et politique – faire connaître d’autres positions, d’autres écritures, émanant parfois de personnes rejetées à la marge.

Mises dans une position concurrentielle par le marché, une centaine de fourmis ont néanmoins décidé de s’unir en coéditant Déborder Bolloré, un programme réjouissant qui renverse les logiques en place: «Face au libéralisme autoritaire, qui se présente sous la forme de grands groupes éditoriaux-médiatiques en compétition, il nous faut penser la multiplicité et ses spécificités. Contre la concentration, il nous faut penser la dispersion»[8][8] Préface, p.21 («Déborder Bolloré», ouvrage collectif, coédition collective, 2025)

De la théorie à la pratique

Comme l’annonce la préface, le recueil est scindé en quatre parties: l’écosystème de l’édition, l’emprise médiatique de Bolloré (notamment en Afrique), la situation de travailleur·euses du livre à travers plusieurs témoignages, et enfin l’analyse des effets idéologique et politique de la concentration éditoriale. Le livre permet ainsi de dresser un état des lieux de l’édition francophone[9][9] La concentration du secteur éditorial français impacte bien sûr les autres pays francophones, dont la Belgique et les pays africains, qui en sont tributaires, avant d’attirer notre attention sur les phénomènes de concentration en passant à la loupe l’Empire Bolloré et ses effets délétères.

Il y a de quoi être consterné. Dans un article très dense, Florent Massot pointe les différentes conséquences de cette situation: rachat rapide et massif de maisons d’édition emblématiques, demande de rentabilité élevée qui finit par desservir la qualité et le propos, concurrence accrue pour les nouveaux auteurs et les nouvelles autrices, procédures baillons dès qu’on en vient à enquêter sur les agissements de Bolloré…

Concrètement, la mainmise de ces grands magnats sur le monde de l’édition se traduit par des remaniements au sein des équipes, qui influent sur la ligne éditoriale et élargissent encore un peu plus la fenêtre d’Overton. L’exemple le plus flagrant est l’arrivée de Lise Boëll, éditrice d’Eric Zemmour et proche de Bolloré, à la tête de Fayard[10][10] Une des plus anciennes maisons d’édition françaises qui, comme le rappelle Florent Massot, a publié Soljenitsyne ou Garcia Marquez. Côté presse, on se souvient du choc provoqué par la nomination de Geoffroy Lejeune, ancien directeur du magazine d’extrême droite Valeurs Actuelles, à la tête du JDD. On imagine ce que pourrait donner le même scénario dans le secteur des manuels scolaires…

Dans son sillage, Bolloré traîne d’ailleurs d’autres figures inquiétantes…

Dans son sillage, Bolloré traîne d’ailleurs d’autres figures inquiétantes comme Pierre-Edouard Stérin, qui souhaitent investir dans le milieu du livre pour défendre les valeurs de son programme Periclès, acronyme pour Patriote Enracinés Résistants Identitaires Chrétiens Libéraux Européens Souverainistes. Dans les cinq prochaines années, ce sympathique personnage envisage ainsi d’intégrer 300 librairies en France où il compte organiser quelque 5000 événements culturels. Fun fact: Stérin vit depuis 2012 en Belgique, à Ohain plus précisément. Au sujet de son installation, il déclarait au journal Le Soir: «La Belgique, ce n’est pas qu’un paradis fiscal, c’est un paradis tout court…»

Pistes de sortie

«On fait quoi maintenant? On contrepouvoir», propose Soazic Courbet dans un article honnête et audacieux revenant sur les contraintes pesant sur la librairie féministe qu’elle tient à Lille depuis 2012, L’Affranchie. Cette proposition ancrée dans le présent fait écho aux témoignages qui émaillent le recueil et mettent à jour l’engagement d’une pluralité d’acteur·ices pour une autre manière de «faire livre» dès aujourd’hui: en remettant en question les conditions de travail des salarié·es, mais aussi la normativité qui imprègne notre langage et enferme nos imaginaire; en travaillant à «désembourgeoiser l’acte d’écrire», en créant – pourquoi pas? – un statut juridique aux éditeur·ices indépendant·es les protégeant de la concurrence déloyale imposée par les grands groupes.

Les différentes plumes convoquées ici fourmillent d’idées, qui ne vont pas toujours dans le même sens et c’est tant mieux. Certain·es attendent par exemple une prise de conscience des auteur·ices, d’autres insistent sur leur précarité et le manque de choix réel que leur condition économique leur offre. Certain·es appellent au boycott d’Hachette et à l’action directe, d’autres sont plus sceptiques face à ces solutions radicales.

Ces divergences nourrissent, plus qu’elles ne mettent en péril, le projet porté par ce livre de «faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre». Ce positionnement a pour mérite également de ne pas vanter l’indépendance à tout prix[11][11] Le brûlot transphobe qu’est Transmania a été publié par une maison indépendante, comme beaucoup d’autres textes d’extrême-droite, mais de mettre plutôt en avant l’interdépendance d’une série d’acteur·ices qui comptent bien ne pas céder du terrain à l’extrême-droite et à ses sbires.

Le livre sort en librairie ce 6 juin 2025. Dans les structures coéditrices, vous retrouverez une petite dizaine de maisons installées en Belgique[12][12] Acédie 58, Adverse, L’Amazone, Courgette Editions, Fémixion, Hématomes éditions, éditions Météores, Phenicusa Press, primitive press, Surfaces Utiles, En 3000 éditions. Plusieurs d’entre elles[13][13] Courte échelle, En 3000 éditions, Femixion, Le Sabot, Phenicusa Press seront présentes à la première édition du festival La Vignette, du 13 au 15 juin 2025, à Saint-Gilles. Si vous souhaitez discuter du recueil et vous rendre compte de la diversité de l’offre éditoriale indépendante, vous êtes chaleureusement invité·es à vous y arrêter.


Plus d’informations sur le livre et les événements qui l’entourent ici. Le samedi 14 juin 2025 un événement autour du livre aura lieu à la librairie Quartier Libre, à Uccle.

La Vignette: https://lavignette.fun/


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