Georges Perec, alias Gorgs Prc
Émois31 août 2022 | Lecture 4 min.
épisode 5/14
J’aurais dû me méfier de cet ami sournois qui, un beau soir de 1978, me dit tout à trac «j’ai vu un bouquin que tu devrais aimer, le type est dingue. Ça s’appelle La vie mode d’emploi». D’une part parce qu’il lui semblait acquis qu’une connivence psychiatrique s’établirait illico entre Georges Perec et moi. D’autre part parce qu’il avait raison, le bougre, et venait de m’inoculer un virus dont que je ne me suis jamais remis. J’ai dévoré La vie mode d’emploi, sans savoir qui était l’auteur et pourquoi cette curieuse comédie humaine me troublait au point de me réveiller la nuit pour continuer à lire.
Une solide brique pourtant, la description d’un tableau qui représente un immeuble Haussmannien typique dont on aurait «ôté» la façade, comme dans ces maisons de poupée à l’ancienne, qui permettaient d’être voyeur et orchestrateur des vies qui s’y déroulaient, ou comme certain dessin de Saul Steinberg, vaste découverte théâtrale d’un monde et de destins croisés. 99 chapitres, le déplacement d’un cavalier d’échecs, un fabricant de puzzles, la vie des habitants de l’immeuble scrutée avec un souci entomologique, la folie obsessionnelle d’un écrivain qui va jusqu’à citer des pages du catalogue Manufrance (anciennement Manufacture française d’Armes et Cycles). Tout ça avec une insoutenable légèreté de ton. Attachez vos ceintures ! Humour, contraintes d’écriture, logique implacable et fascination: Perec était en contact avec la moëlle de mon esprit. Nous devinrent copains de cinoquerie à jamais.
Pour mon anniversaire suivant, je me suis fait offrir par mes amis «tout ce qu’ils pouvaient trouver de Perec». Tu parles d’un cadeau d’anniversaire! J’ai lu et relu Les Choses (1965), son premier opus, qui hume l’air du temps d’une ère dédiée à la consommation et à la possession. La prescience que les 30 glorieuses se termineraient un samedi matin sur un parking d’IKEA et laisseraient un goût désabusé. Et puis, le légendaire La Disparition, hypercentré sur l’absence, et tour de force inouï qui parvient à se faire oublier à la lecture (pas de spoiler, si vous ne l’avez pas lu, c’est un «blind date» avec un objet littéraire très singulier, et passionnant)!
En 1975, W ou le Souvenir d’enfance alterne fiction olympique fascisante et écriture autobiographique, dans une réflexion sur les origines de Perec, dont les parents furent victimes de la guerre et du nazisme. Perec ne fait pas d’autobio, il s’invente une autobio fictionnelle et allusive. Un procédé du «pas de côté», qui met à distance les douleurs de la disparition et de la quête d’identité, essentielles à son oeuvre. Et puis, Espèce d’espaces, ou Penser/Classer – qui pourrait être mon épitaphe, l’incroyable Je me souviens, au plaisir ineffable, et puis Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, dont j’ai encouragé une génération d’étudiants de la Cambre à s’emparer… Bref, je suis Perecophile ou Perecomane, et mes 30 dernières années ont été marquées par l’édition au compte-goutte de textules, mots croisés, d’inédits, d’inachevés (53 Jours), voire de «roman retrouvé» (Le Condottiere).
Et là, en mars, la sortie de Lieux au Seuil, a comblé une attente toujours avide, que la disparition précoce de l’auteur (en 1982, à 45 ans), mit elle-même en abyme (belle absence d’un bel absent). Lieux, un jeu aux contraintes croisées (12 lieux narrés de mémoire et de visu, pendant 12 années, sans répétition grâce à une figure de logique), qui part en sucette et n’aboutit pas, et reste pourtant passionnant à lire. Un peu comme un ressassement de la mémoire, qui chaque fois trouve la nuance qui vous égratigne la curiosité.
Il y a une magie Perec difficile à dire ici, dans sa volonté entêtée d’étouffer l’émotion par la contrainte oulipienne. Perec est un des membres les plus inventifs de l’Ouvroir de Littérature Potentielle créé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain et poète Raymond Queneau – belle genèse. Une contrainte cérébrale, qui met à distance et mobilise vos neurones, mais laisse sourdre la seule vraie question qui hante toute l’œuvre de Perec dans un écho shakespearien. Pourquoi suis-je ? Ou plutôt, Pourquoi eussé-je dû pas ne pas être ? Et parce tout (me) ramène toujours à Mallarmé – encore un poète joyeusement hermétique qui aurait pu être mathématicien – on est en droit de s’interroger à l’infini sur l’absolue nécessité de Perec, aboli bibelot d’inanité sonore. Pourtant croyez-moi, Perec vous sourit, et ses livres vous élèvent l’âme.
Lieux est paru chez Seuil, La Librairie du XXIe Siècle.
En bonus: un plaisir OuLiPo
«La cimaise et la fraction» de Raymond Queneau. (formule: Substantif+7)
La cimaise ayant chaponné tout l’éternueur
Se tuba fort dépurative quand la bixacée fut verdie:
Pas un sexué pétrographique morio de moufette ou de verrat.
Elle alla crocher frange
Chez la fraction sa volcanique
La processionnant de lui primer
Quelque gramen pour succomber
Jusqu’à la salanque nucléaire.
“Je vous peinerai, lui discorda-t-elle,
Avant l’apanage, folâtrerie d’Annamite!
Interlocutoire et priodonte.”
La fraction n’est pas prévisible :
C’est là son moléculaire défi.
“Que ferriez-vous au tendon cher ?
Discorda-t-elle à cette énarthrose.
– Nuncupation et joyau à tout vendeur,
Je chaponnais, ne vous déploie.
– Vous chaponniez ? J’en suis fort alarmante.
Et bien ! débagoulez maintenant.”
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