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Ateliers pARTage ©Fabienne Cresens

«C'est quoi ta kouleur préférée?»

Émois

Ça y est, cela fait quelques semaines que la classe a repris. Les routines commencent lentement à prendre forme, et tandis que j’ordonne du matériel sur l’étagère, je ne peux m’empêcher de jeter un oeil distrait vers LE livre rangé tout en haut, celui qui restera là pendant de longs mois en attendant la fin de l’année scolaire. Tous les après-midi, je lis un livre à mes élèves de grande section de maternelle dans le petit coin bibliothèque de notre classe. Quand arrive le mois de juin, je sors enfin le livre que j’ai attendu toute l’année et que, pour mieux en savourer le plaisir, je m’interdis absolument d’ouvrir avant.

Couverture de Si tu vivais ailleurs… de Stéphanie Ledu ©Milan jeunesse

Ce livre, c’est Si tu vivais ailleurs… C’est un album documentaire. Chaque double-page présente un apperçu de la vie d’un enfant vivant quelque part dans le monde. Les lieux sont très variés: la savane, le désert, la ville japonaise, la campagne chinoise, au bord du Nil, près d’un fjord, sur une île du Pacifique…

Chaque année, je montre ce livre à mes élèves selon un rituel très précis.

Chaque année, depuis 2020 plus précisément, lorsque la pandémie m’a donné encore davantage le goût de la lenteur et de la rêverie, je montre ce livre à mes élèves selon un rituel très précis. Je ne lis que trois double-pages par jour. Le texte n’a rien d’extraordinaire: assez succinct, il n’en dit en réalité pas beaucoup sur la vie de ces enfants du monde. Les illustrations, en revanche, nous absorbent. À chaque double page que je montre, il y a un silence profond dans la salle de classe: c’est le silence de la rêverie.

Après avoir montré trois de ces lieux merveilleux, le rituel consiste à, chacun son tour, partager solenellement avec le groupe lequel de ces trois lieux est notre préféré; celui dans lequel on aimerait vivre si on en avait la possibilité. Mais très vite, dans nos échanges, le conditionnel laisse la place au présent: «Et toi, Eva, tu habites où?» «Dans les steppes, près de la rizière ou dans la ville mexicaine?» Car à cet instant, nous ne faisons plus semblant: nous sommes pleinement tous ensemble dans le présent de notre vie imaginaire. Eva répond «les steppes» alors je remontre l’image des steppes avec ses yourtes et ses chevaux qu’on re-regarde tous ensemble quelques secondes, pour bien s’imprégner de l’endroit où vit désormais Eva, aux côtés de Joseph et de Gabriel qui ont aussi choisi les steppes.

Personne ne s’impatiente, personne ne se plaint de re-regarder la même image quelquefois plus de dix fois de suite.

Le rituel prend du temps car pour chaque enfant, on revient ainsi à la double-page qu’il a choisie pour rêvasser quelques secondes dessus. Pourtant, personne ne s’impatiente, personne ne se plaint de re-regarder la même image quelquefois plus de dix fois de suite. Au contraire, à la fin de chaque séance, on a du mal à quitter le coin bibliothèque et accepter que c’est tout pour aujourd’hui, et dès le lendemain matin, la première question qui fuse est toujours: «Est-ce qu’on va continuer le livre des endroits du monde aujourd’hui?»

Extrait de Si tu vivais ailleurs… de Stéphanie Ledu ©Milan jeunesse
C’est un plaisir immédiat, facile, qui a inondé mon enfance et que je retrouve chaque année grâce à ce livre.

L’objectif pédagogique derrière cette lecture continue de fin d’année? Aucun. Même pas celui de découvrir comment on vit dans d’autres parties du monde. Ces images nous en donnent certes une petite idée, mais le but de cette lecture partagée est complètement ailleurs. Le but c’est le plaisir, c’est tout. Celui des élèves mais aussi, j’avoue, beaucoup le mien. Je partage avec eux ce livre juste pour le shoot de plaisir unique et immense qu’on ressent lorsqu’on se projette par l’imaginaire dans une toute autre vie que la nôtre. C’est un plaisir immédiat, facile, qui a inondé mon enfance et que je retrouve chaque année grâce à ce livre. Quand j’étais petite, en effet, à chaque fois qu’avec ma soeur nous regardions un dessin animé ou bien que nous étions absorbées par une illustration dans un livre, venait inévitablement la question : «T’es qui?» Ça voulait dire: Tu serais qui, toi, si tu étais un personnage de Olive et Tom? Tu serais qui dans la bd Oscar Pluche? Tu t’identifierais à qui, toi, si tu étais quelqu’un sur ce dessin d’Astrapi? Mais nous n’avions pas alors tout ce recul d’adulte qui nous éloigne peu à peu de l’immédiateté de l’imagination, alors la question c’était juste «T’es qui? », en espérant qu’on n’ait pas la même idée car bien sûr, ça ce n’était pas possible, il fallait s’accorder, ce que l’on faisait spontanément sans trop de difficulté.

S’accorder, oui… Car l’air de rien, choisir qui on est dans Olive et Tom ou choisir où on habite dans le livre des endroits du monde, c’est une façon d’affirmer sa singularité et, par là, d’affirmer sa différence et, par là, en réalité… d’affirmer ensemble notre complémentarité. Eva, Joseph et Gabriel habitent dans les steppes, alors que Rose et Nora, elles, habitent dans la ville mexicaine, et c’est vrai que ça leur va bien. Chacun est à sa place, chacun occupe parfaitement sa place dans la vie qu’il s’est choisie. Il ne viendrait à personne l’idée de rejeter Rita parce qu’elle habite toute seule dans la savane, comme il ne viendrait à personne l’idée de se moquer de celui qui choisit d’être Bruce dans Olive et Tom. Il en faut bien un, de Bruce…

Quand on y pense, choisir son préféré, quelle que soit cette chose préférée, n’est-ce pas le tout premier pouvoir de l’enfance? Peut-être même le seul pouvoir absolu à un âge où, pour tant de choses, on est encore «trop petit»?

La couleur préférée, c’est une notion capitale et incontournable quand on a cinq ans.

Une fois qu’ on est devenu «trop grand» en tous cas, une chose que l’on redécouvre avec émerveillement quand on se retrouve à enseigner en maternelle, c’est l’importance de la couleur préférée. En effet, la couleur préférée, c’est une notion capitale et incontournable quand on a cinq ans. Un enfant qui n’aurait jamais partagé avec les copains quelle est sa couleur préférée, ça n’existe pas, ça n’a aucun sens, ce serait comme ne jamais révéler son prénom. Dire sa couleur préférée, c’est dire qui on est, c’est affirmer son identité sans aucune crainte. Et pour cause: quelles craintes pourrait-on bien avoir? Comment imaginer en effet qu’on pourrait en vouloir à Nia de préférer le marron ? Qu’on pourrait exclure Lucas du groupe parce qu’il préfère le rose? Comment imaginer que ceux qui préfèrent le bleu décident un jour de ne plus adresser la parole à ceux qui préfèrent le violet, ou encore que ceux qui préfèrent le rouge se battraient, au nom de leur couleur préférée, avec ceux qui préfèrent le noir? Que ces scenarii improbables paraissent comiques quand on a cinq ans! Ils relèvent de l’absurde. Ils relèvent d’un monde dont à cet âge là on ne soupçonne pas encore l’existence… Un monde où on aurait besoin de se rappeler en vain que les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas.

Ateliers pARTage ©Fabienne Cresens

Quand on a cinq ans, on n’a pas besoin de ce type de proverbes. Respecter la couleur préférée des autres, ça relève de l’évidence. D’ailleurs, comme me l’auront enseigné mes élèves de l’année dernière, quand vient l’anniversaire de Solan ou de Roxane et qu’on veut leur faire un dessin, c’est la moindre des choses de se renseigner discrètement sur leur couleur préférée !

Aussi, depuis que j’ai compris l’importance de cette notion essentielle, j’ai toujours pris soin de ne pas négliger ces petits moments de classe a priori anodins où mes élèves ont la possibilité de choisir la couleur: celle de leur porte-document, celle de l’étiquette de leur prénom, celle du feutre à utiliser pour repasser sur les boucles…

Il m’a bien fallu, moi aussi, au fil des années, retrouver quelle était ma couleur préférée, car cette question de la part du groupe ne m’épargne pas et arrive généralement assez tôt dans l’année scolaire.

J’aime le rouge mais pas pour les vêtements…

Au début, j’étais un peu embêtée pour ma réponse: en effet, j’aime le rouge mais pas pour les vêtements… J’aime beaucoup le jaune mais dans certaines circonstances uniquement… Pourquoi se limiter à une seule couleur? Ma vérité est bien plus nuancée… Mais quand on y pense, quel est donc ce drôle de monde des adultes où le champ des couleurs préférées s’élargit tandis que celui des opinions se rétrécit et se durcit?… Ne ferait-on pas mieux de réserver nos facultés de nuance, d’ouverture et d’écoute aux échanges d’idées et aux débats d’opinion ?

En attendant, moi j’ai choisi ma couleur préférée. C’est le vert. Et dans Olive et Tom, j’étais Olive. Et dans Si tu vivais ailleurs…, moi je vivrais près d’un fjord. Et toi ?


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