Le charme des titres avec un «ou» dedans
Émois9 décembre 2020 | Lecture 5 min.
Quand j’étais petite, je lisais beaucoup. J’aimais les livres de Roald Dahl, entre autres. Mais ces livres avaient un problème: leurs titres, qui sentaient la simplicité brutale et le plaisir sans opacité de l’enfance. James et la grosse pêche, Charlie et la chocolaterie: où le mystère, où l’évasion, où l’ambiguïté? Des livres au ras des choses qui annoncent la couleur, en somme: il y aura une pêche, il y aura une chocolaterie. Bon. Il y avait même dans ma bibliothèque un Hugo et les lapins qui, je vous le donne en mille, parlait de lapins (étranges lapins pour autant que je m’en souvienne, cela dit: ils sortaient d’un papier peint). Et puis il y avait les autres: les livres que je n’avais pas envie de lire, mais qui vous affichaient clairement qu’on n’était plus des gamins, qu’il était temps d’en finir avec l’explicite et que tout était quand même plus troublé que ce que laissaient bêtement suggérer Le Petit Nicolas et les copains (ça parlait de copains) ou Petit Féroce et le monstre des neiges (il y était question, on s’en doute, d’un monstre).
Ces bouquins-là intégraient dans leurs titres des «ou» suggestifs, pas de vulgaires «et». Je me souviens en particulier de cette couverture turquoise pour titre dégoulinant de poésie: Bulle ou la voix de l’océan. Je faisais tous les efforts du monde pour avoir envie de l’acheter, enfin un roman de grands, fait pour ceux qui ont vécu, qui prendront des bateaux et souffriront de passions lointaines, à mille lieues des copains, des monstres, des chocolateries et des lapins.
Sauf que. Le résumé me tombait des mains, j’essayais à chaque passage à la librairie, mais rien à faire, je ne comprenais même pas qui était bulle ou de quel océan on parlait, et puis tout ce bleu et ce rose. Je revenais un peu honteusement, mais avec un vif soulagement, au confort des titres de Roald Dahl.
Et avec tout ça, je ne saurai jamais, finalement, si c’était Bulle ou si c’était la voix de l’océan. D’où, la question du «ou». Qu’est-ce qu’ils veulent dire, ces artistes subtils avec leurs titres en «ou»? De là, plusieurs hypothèses.
«Ou» parce que j’ai pas réussi à choisir: «bulle», «la voix de l’océan», les deux sonnaient bien, prenez ce que vous voulez, les gosses. Ou alors, «ou» parce que c’est à vous de comprendre, bande de morveux: je vais pas vous mâcher le boulot. À vous de voir si, à votre avis, la question c’est la bulle, ou la voix de l’océan (à vous de comprendre, déjà, ce que c’est que cette satanée «voix de l’océan», mais soit). Ah oui, parce que c’est pas un livre pour débiles, hein.
Donc, au boulot tous, et on se revoit à la fin du bouquin, et haut les cœurs pour le débat de fond qui me caresse l’ego, moi auteur – si vous penchez pour l’interprétation selon la bulle ou suivant la voix de l’océan, et ce que vous en tirez pour comprendre mon message complexe, torturé et – ça va sans dire – puissamment poétique. Encore une hypothèse: j’ai mis un «ou» dans mon titre mais c’est pas vous que je fais bosser, lecteurs; c’est mon personnage, ou mon narrateur, qui doute. Il penche entre deux mondes, en tension, suspendu entre la bulle et la voix de l’océan, tordu dans un dilemme résumé par l’alternative. Bon, j’admets que ce titre n’est certainement pas le plus pertinent pour soutenir une telle hypothèse parce qu’entre nous, poète ou pas, pour être pris dans un dilemme dont le résumé le plus juste s’exprimerait dans le choix «bulle ou voix de l’océan», il faut quand même être sérieusement perché.
C’est L’écriture ou la vie, de Semprun, qui raconte qu’après son expérience en camp de concentration, justement, il fallait renoncer: l’écriture ou la vie. La vie sans l’écriture, d’abord, pour ne pas s’engloutir dans le souvenir de l’horreur, la vie pour oublier. Hook ou La Revanche du capitaine Crochet, ce film de Spielberg adapté de Peter Pan, dans les années quatre-ving-dix: là, il me semble qu’on est dans le premier cas de figure – la flemme. Steven nous dit, les gars, j’ai essayé de trancher mais à la fin, bof! Ou bien: pour ceux qui s’en sortent sans sous-titre, faites avec Hook. Pour les esprits simples qui auraient besoin qu’on leur explique, j’en ai rajouté une couche, comme ça vous pouvez déjà en cours de route relire le titre sur votre ticket de ciné pour vous rappeler où ça va, et pas de panique si vous décrochez pendant une ou deux scènes. Un peu comme si James Cameron avait rajouté Titanic, bateau – ou, mieux, Titanic ou Le bateau qui coule. Et puis, il y a les titres que je connais seulement comme titres: Elise ou La vraie vie, que je n’ai pas lu, et qui m’a toujours intriguée. Est-ce que c’est Elise qui hésite entre elle-même et la «vraie vie»; et si oui, ça finit comment? (et si c’est la deuxième qui gagne, je suis assez curieuse de savoir ce que c’est, la «vraie vie»). Ou bien est-ce au lecteur de travailler? Pendant toutes ces pages, dit l’auteur content d’être malin, je parlais de quoi – d’Elise, ou de la vraie vie?
Jules OU Jim, par exemple: il suffit de ce petit décalage pour voir à quel point, justement, tout est dans «et», c’est Jules et c’est Jim, impossible de sortir de l’ensemble, de l’avec, c’est eux ou rien et on meurt à la fin.
Comme dans Thelma et Louise: on meurt parce que et, parce que pas sans l’autre, parce qu’embarquées jusqu’au bout. Thelma OU Louise, et rien d’épique. Et puis d’autres. Le bruit OU la fureur, c’est quand même vachement moins bruyant et moins furieux que les deux attachés, le non séparable qui en fait un roman vibrant et chaotique. Une vague, c’est pas le son ou l’image, c’est tout ensemble. Dans un autre genre, et même si je ne l’ai pas vu, j’imagine que c’est à peu près la même chose pour Fast and furious – si on peut avoir seulement «rapide » ou «furieux» tout seul, ça va déjà mieux, non?
Et Crime OU Châtiment, est-ce que ça serait aussi bien que l’autre? Et qu’aurait posé là le fiévreux Fedor? Soit Dostoievski aurait eu la flemme, à la Spielberg – ça parle un peu des deux, donc faites à votre aise. Soit il chercherait à nous agiter le cerveau – bien que s’interroger pour savoir si le roman traite en réalité du crime ou bien du châtiment, une fois qu’on l’a dit et qu’on a fait «aaaaaah», la piste s’assèche vite. Soit c’est Raskolnikov qui hésiterait tout le long à tuer sa logeuse parce qu’il se dirait qu’alors, il lui faudrait choisir entre le crime et le châtiment, mais alors quel châtiment puisqu’on n’aurait plus de crime?
Là comme ça, on ne comprend pas bien, mais peut-être que ça ferait un roman tout à fait passionnant – sans doute assez différent, mais après tout. Et Tintin OU les Picaros, alors? Alors là, on est face à une autre affaire. Hergé donnerait dans le coup de pub mensonger, laissant croire qu’à la fin des 64 pages, il n’y en aura plus qu’un – enfin, un d’un côté, plusieurs de l’autre: Tintin OU Les Picaros. On prendrait évidemment tous fait et cause pour Tintin, on devinerait rien qu’au titre que ces Picaros grimés sont méchants, qu’ils menacent ce pauvre rouquin à houppette, bref, qu’il faudra choisir son camp. Avec le «et» au contraire, on respire: il y aura Tintin ET il y aura les Picaros, alors oui, ça va pas être facile tous les jours, oui il y aura des micros cachés dans les chambres d’hôtel et des coups de chaud, mais on sera ensemble, Tintin, les Picaros et nous. On n’a pas à choisir. On prend tout. On peut même les aimer, ces Picaros – Tintin tout seul devient rapidement oppressant, non ?
Ces histoires de et de ou nous font voyager loin. On peut jouer longtemps à mélanger les conjonctions de coordination. A imaginer de meilleurs assemblages, insolites ou lumineux. On peut couper des bouts, reconfigurer des titres pour rêver à des histoires qu’on aimerait davantage – rognant untel ou untel, prendre l’air. Je préférerais tellement Boule sans Bill, par exemple. En fait, non. Je les déteste autant tous les deux. À choisir, je ferais plutôt Sans Boule ni Bill. Et du coup, ça les rend un peu mélancoliques, abandonnés – des pages dont la mer s’est retirée. Et je les aime un peu plus, et Boule, et Bill. Magie sensible des coordinations.
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