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©Stephan Vanfleteren

La force mystique du gris

En ce moment

L’exposition est le fruit d’un travail intense, une véritable «anthropologie» visuelle. La scénographie suit le fil rouge du livre Atelier, sobre, sans détour, elle nous emmène dans les profondeurs de ce lieu particulier. Qu’ils s’agissent d’un martin pêcheur au visage dissimulé, d’une super star ou de sa propre fille, chaque élément est traité avec le même investissement. L’inspection précise des physionomies, des plumages ou des chairs cernent les matières et leur fonction narrative. L’artiste grave des individualités sur des rideaux de théâtre et les liens entre peinture et photographie se font étroits.

©Stephan Vanfleteren

Identité lumineuse

Dans le vaste espace éclairé de ce centre d’art se déploient plusieurs prises de vue grand format. Elles se présentent à nous comme les tableaux dans un musée. La composition classique utilisée ne soustrait en rien la singularité de chacun des clichés; les lignes sont affirmées, elles nous content, derrière l’habileté technique, la passion pour l’humain et pour l’esthétique. L’isolation d’une main ridée, d’une bouteille de verre, d’une paupière aux fines nervures permet d’explorer la lumière. Qu’elle soit artificielle ou naturelle, c’est elle qui graphiquement prédomine et oriente notre œil sur des détails, mais aussi sur chacune des œuvres dans leur ensemble.

Les jeux de contrastes appuyés dessinent les longs dreadlocks d’un rastafari, captent le mouvement de la tête d’un musicien ou font briller les babines d’un loup avec grâce.

©Stephan Vanfleteren

Le Gris est de l’Argenterie enfouie sous la poussière peut-on lire sur un pan de mur: c’est en effet cette couleur qui habite majoritairement les compositions. L’utilisation précise de son potentiel permet de capter des rayons de vie dans l’obscurité, elle lacère les substances de l’épiderme et les entoure d’une aura spirituelle. Le ciré jaune d’un pêcheur ou le plumage bleu d’un martin-pêcheur apportent des bribes de vivacité dans la palette chromatique, elles renforcent la puissance du gris.

Douceur du geste photographique

Cette écriture numérique – l’artiste n’utilise pas d’argentique – ne laisse rien au hasard, elle creuse l’image comme le ferait un peintre naturaliste.

Vanfleteren a débuté sa carrière par le photojournalisme dans les années 1990, une expérience marquante qui n’est pas explicitée dans Atelier, mais que l’on peut deviner dans la façon extrêmement précise et frontale dont il s’empare de ses sujets. Le rythme soutenu qu’implique l’activité de reporter est ici absent, lui préférant une temporalité figée, grise, limite sinistre qui exclut les sourires et l’euphorie. La douceur du regard contraste avec les traits acérés qui font jaillir les modèles hors de leur toile.  Chevreuil, cheval, militant ou petite fille sont statufiés, mais il n’y a ni cartel ni légendes pour nous orienter. On ne livre pas de clés de lecture concernant l’intention du photographe ou de ses sujets, ni le lien qui les unit.

Passion, douleur, mélancolie, les sentiments se métamorphosent…

Pourtant, on peut pressentir des récits et des affects sous-jacents. Passion, douleur, mélancolie, les sentiments ne sont pas formulés clairement, ils se métamorphosent selon l’écho qui existe ou non lorsque le spectateur fait face. Divers états du corps – sur le point d’accoucher, voûté, prostré – s’expriment dans l’obscurité qui enveloppe les prises de vue. Les jeux de lumière traduisent le caractère complexe, voire insondable, du coeur humain et modulent ces tableaux introspectifs.

En sollicitant les sens, en particulier la vue, et en portant une attention particulière aux émotions ressenties par les modèles, on se sent également pris à partie. Dans cet atelier, le point de vue adopté  ne semble pas uniquement d’ordre esthétique, mais aussi éthique. Les individus paraissent lâcher prise au centre de ces quatre murs sombres, le lien de confiance qui a pu exister entre eux et l’artiste se fait tangible. Cet engagement dans la manière d’opérer crée également une rencontre intime entre œuvre et visiteur.

Les expressions sont dures, voilées ou cachées, et pourtant les différents protagonistes assument une promiscuité avec nous. Ils s’offrent à nos regards, nous laissant scruter le moindre sillon de leur peau. Mais leur dévotion est intrinsèquement liée à une certaine pudeur, l’image n’est jamais prolixe et préserve leur dignité.

De puissants face-à-face

La pureté stylistique – carnation exsangue, fond neutre, grain très net – implique une solennité, de celle que l’on ressent lorsqu’on pénètre un lieu sacré; le silence est d’ailleurs d’or et donne du relief à la scénographie. La façon dont le photographe pétrifie ses modèles dans les ténèbres évite l’analyse verbeuse. Indigents, parfois touchés par l’âge, ces personnages exposent un pan de leur fêlure avec une gravité qu’on serait tenté de qualifier de religieuse. Cette sévérité pourrait suggérer qu’ils et elles affrontent ici leur part d’ombre, amplifiant la salle d’une présence poignante.

D’anciennes images et des exergues résonnent avec les oeuvres selon les différentes sensibilités. À titre d’exemple, un chef d’oeuvre du siècle d’or de l’Espagne apparaît être une source d’inspiration. Comme une brebis, il fut conduit à l’abattoir: cette citation accompagne le tableau Agnus Dei de Zurbarán qui représente un agneau destiné à l’offrande Pascale, sacrifié, les membres liés, les yeux clos. La nature christique et la mise en scène de cette peinture emblématique se retrouvent dans plusieurs photos, celles où l’on voit des animaux sur le point de s’éteindre, mais aussi celles qui immortalisent le corps humain comme dans Corpus #2 où une femme nue dissimule son visage sur un socle gris. La matière de la chair devient malléable, organique, elle s’offre à notre regard à la fois avec pudeur et dévotion. 

On lit dans l’intention artistique de Stephan Vanfleteren une sorte de fascination mystique. Exposés sur l’autel de l’objectif, les sujets paraissent sur le point de passer un cap, à un point ultime de leur existence. Les dégradés charbonneux du décor pourraient se référer autant à la poussière terrestre qu’à la poussière cosmique. La lumière qui illumine les éléments est plus proche de l’au-delà que du monde tellurique et immortalise leur passage dans le monde céleste. Si souffrance il y a eu, ces créatures semblent maintenant apaisées, le studio devient refuge des êtres en fuite.

L’introduction de cette tension oscillant entre accalmie et tourment, à la lisière du drame, marque l’exposition d’une telle intensité que toute personne, érudite ou néophyte en matière de photographie, ressentira certainement.

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Atelier, exposition de Stephan Vanfleteren, jusqu’au 21 décembre 2024 à Hangar Gallery, du mercredi au dimanche
de 12h à18h.

Visitez le site de l’artiste ici.


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