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Heaven ‘N’ Earth, Sayre Gomez ©Xavier Hufkens

D’acier brûlé et de verre soufflé

En ce moment

CORROSIVE CALIFORNIA

Fondée en 1987, la galerie Xavier Hufkens, une des plus influentes en Europe pour l’art contemporain, propose régulièrement une ou plusieurs expositions dans un vaste espace doté d’une cour intérieure. Cet hiver, c’est le travail de Sayre Gomez qui est exposé. L’artiste, né à Chicago, vit et travaille à Los Angeles, ville qui se trouve être sa principale source d’inspiration. Ses œuvres – majoritairement de grands formats datant de 2023 – passent de loin pour des photographies, mais il s’agit en fait de peintures à la griffe réaliste impressionnante. L’ampleur de son travail et sa vision sensible de la ville sont remarquablement mis en valeur dans cet espace sur trois étages.

Heaven ‘N’ Earth, Sayre Gomez ©Xavier Hufkens

Incandescente L.A

Le peintre utilise le médium photographique pour se saisir de saynètes pittoresques dans les artères de L.A. Il les combine et les reproduit à l’acrylique sur toile en jouant sur les contrastes chromatiques. La porosité entre factice et réel, tangible dans cette ville, est mise en images par le processus de fabrication des œuvres.

Proposer un angle de vue inattendu sur la métropole californienne.

La technique oscille entre facture hyperréaliste et réalisme magique, tendance qui mêle univers fantastique et reproduction fidèle de la réalité. Denses et bavardes, ces représentations monumentales ne sont pas uniquement illustratives. Au-delà de la prouesse esthétique irréfutables, elles agencent différents éléments visuels pour proposer un angle de vue inattendu sur la métropole californienne: rien n’est faussement documentaire, mais rien n’est réellement imaginé.

Dès l’entrée, l’ambiance est décapante avec la voiture brûlée de We Pay Cash. Cette demi-carcasse flambe devant des gratte-ciels. Sur la toile Progress Maker, on peut voir un engin raboteur de route désaxé; lui aussi pose au premier plan devant de hauts buildings et un paysage montagneux. La lumière rouge-orangée du ciel vient subtilement éclairer les toiles et sublime le déclin industriel de la cité des anges; cette narration graphique flirte avec le kitch et le surnaturel. L’obsolescence urbaine mêlée à des éléments fantasques dotent les néons commerciaux et les bords de route en travaux d’une puissance ésotérique.

Heaven ‘N’ Earth, Sayre Gomez ©Xavier Hufkens

Manège ludique

La profusion de détails narratifs dépeint le stade de métamorphose ultime des éléments. Dans Municipal Waste et Slayers, les denrées alimentaires se craquellent lentement dans leurs frigos étroits. Dans Fire Season, les feux rouges régulateurs sèment la discorde en s’effondrant sur la route. Dans Crave Worthly, le distributeur de journaux sert de poubelle. Toutes les infrastructures partent à vau-l’eau. Les peintures pourraient alors facilement tirer vers le pathos, car les incendies, la destruction et le déclin économique sont les bons moteurs d’une fable vériste. Cependant, il n’en est rien, Sayre Gomez injecte à chacune de ses pièces une note d’humour qui métamorphose la catastrophe en fête foraine.  Les titres sont un clin d’œil ironique à l’American Way Of Life: Safety First – peinture de petit format d’un agent faisant l’éloge de la surveillance -, New American Flags – où des drapeaux publicitaires brûlent à l’air libre -, Kernels où Chucky, Freddy, Ghostface et autres monstres des classiques du cinéma posent en rang d’oignons et jouent de l’absurdité de leur présence dans le chaos ambiant. L’Olympe californienne qui inspire le peintre recèle son lot de rêves – éteints ou allumés – de mariages hasardeux et de consommation affective. Teintées d’ironie, les séries spectaculaires racontent une désuétude ludique.

Balade en terre promise

La scénographie d’Heaven ‘N’ Earth se conforme à la narration graphique: du sous-sol au troisième étage, elle  nous amène de l’enfer au paradis. Au rez-de chaussée, c’est la terre et ses tourments bassement humains: plage polluée dans Heaven and Earth, enfants parmi des détritus dans Family Room, tente plantée sur le bord de la route dans Light Camera Action. Le premier étage est un espace intermédiaire avec les portes de That Which I should Have Done I Did Not Do, qui nous font passer d’un monde à l’autre en toute insalubrité. Le soleil couchant de True Romance et ses semblables entourent un pavillon américain en trois dimensions au dernier étage: Scale Replica of the Past, Present, and Future. On est à la fois aveuglé et sceptique devant cet ersatz d’Eden. Au sous-sol, l’incandescence est plus que jamais mise à l’honneur: les caddies et le plastique en feu forment un brasier, une cage d’escalier extérieur abrite une pompe à essence calcinée. C’est sans doute l’étage le plus immersif et sensoriel, on sent presque la combustion des matières et leur chaleur. En remplissant la toile dans sa totalité et en jouant avec l’éclairage, le peintre rend l’asphyxie urbaine tangible. 

Sayre Gomez transcende l’imaginaire collectif avec acuité et dérision. L’ambivalence entre le vertige des possibles et la claustrophobie industrielle est bien palpable dans ces œuvres où, à l’horizon, on peut lire  l’obstruction comme l’infini. 

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Heaven ‘N’ Earth/Sayre Gomez à la galerie Hufkens, du mardi au samedi jusqu’au 2 mars 2024.

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ELLIPSES FRAGMENTÉES

En ce début d’année, la galerie Meessen de Clercq accueille les installations et les dessins sculpturaux de mountaincutters. Ce duo d’artistes – récemment exposé au Palais de Tokyo – vit et travaille à Bruxelles et laisse planer sur son identité un certain mystère: ni portraits, ni prénoms, ni projet fixe, les «découpeurs de montagne» réfutent l’idée d’immatriculation. Déroutantes et fragmentaires, les sculptures se répondent, se contredisent et s’entremêlent dans les trois salles, sans fil conducteur défini. Rien n’est dicté d’avance, tout est à construire, ce qui stimule aussi bien notre imagination que notre fibre manuelle. 

Tools of alterities, mountaincutters ©Meessens De Clercq

Objets anti-conformistes

Difficile de définir l’identité de mountaincutters. Difficile également de poser une terminologie sur les circuits mutilés qu’ils exposent : rouille, céramique, kapok, forment des compositions hybrides et jonchent le sol et les murs de la galerie d’une façon qui pourrait paraître aléatoire. Si le canevas de ces machineries est apparent, leur sens reste abscons: de la série objets-horizons à celle des heures-teintées, une réflexion basée sous le signe de l’anarchie éclot.

Dans la salle de droite, de véritables écosystèmes semblent habiter la rangée de tubes d’Étude d’un doute. Tous renferment une matière gluante à la couleur sombre: du jus de kaki fermenté. Des bribes de texte ajoutent une note littéraire à ces étranges tuyaux, parmi elles: donnez-leur le sperme et l’ovule collectif qui permet d’aligner le corps & l’environnement sans régime éthique avec du pollen butiné. Une prose nébuleuse qui n’en sème pas moins quelques indices concernant l’orientation des œuvres: émerge, entre autres thématiques, le rapport entre corps, environnement et monde animal. Deux statuettes en verre soufflé esquissent des Vénus de Lespugue – la plus ancienne représentation du corps féminin – et jouent avec nos référents historiques sans en prendre totalement possession. Les figurines posées sur des planches d’acier ressemblent plus à des organismes vivants qu’à des corps humains. Tracassant notre œil analytique, intriguant notre sens critique et réactualisant éventuellement notre regard, ce laboratoire brille par son effervescence.

Tools of alterities, mountaincutters ©Meessens De Clercq

Au sol, au mur ou dans l’air, ces objets poétiques font mine de vaciller, de se fendre ou de succomber à l’essence brute dont ils se nourrissent, les matières bouillonnent, le cuivre se tord, l’acier se scinde et les symboles sont esquissés à la manière du croquis. Pourtant, à mesure que nous disséquons ces sculptures et leur cavité, il émane d’elles une solidité évidente qui rend compte de la dextérité des artistes. Chacune des pièces dialoguent avec l’espace épuré plutôt que de le contrarier. L’équilibre est donc faussement précaire, une force converge d’une installation à une autre et unit le tout dans un esprit d’insoumission.

Mains en manutention

La torsion des matériaux forme des alliance fortuites et suscitent une tension tactile. On est tenté d’en triturer, d’en activer ou d’en réparer la structure, de participer aux processus à l’œuvre comme on le ferait dans le cadre d’un atelier. Ces compositions provoquent notre sens de l’artisanat tout autant que notre sensibilité esthétique; la recherche et le rêve s’entrelacent, nous pénétrons le processus de fabrication grâce à la facture perceptible. Le motif de la main revient comme un leitmotiv interpelant: dans la salle du fond en argile, avec les cinq céramiques encadrées d’Accueillir la Condition Terrestre ou en modèle photo sur la pellicule imprimée en grand format  de Supplique pour le beau temps. Couvertes de farine ou délicates – en verre soufflé – ces mains ne sont jamais accompagnées d’un visage, ni même d’un corps. Leur assigner une identité claire risquerait de détruire la magie énigmatique qui les anime. Cette empreinte témoigne d’un mouvement, le titre de l’exposition Tools Of Alterities fait écho à cette idée de manœuvres et de conversation entre regardeur, producteur et objet. En désarticulant le squelette de base – humain, matériel ou végétal – mountaincutters désarticule notre regard et notre posture de spectateur.

Parfaire l’imperfection

Ces sculptures tronquées donnent du fil à retordre (littéralement comme au sens figuré) à celui qui voudrait leur donner un nom, une forme nette ou une utilité. La laine de roche – ou le kapok, si l’on y regarde de plus près – est compressée dans un présentoir transparent. Un jeu d’équilibre se crée avec les Objets incomplets, Le sens du sol dessine des formes organiques asymétriques sur des planches d’acier posées à même le sol. Dans la salle du bas, une sculpture tentaculaire défie les lois de la gravité et projette ses longues ramifications vers le plafond. Cette hydre ténébreuse – prénommé Objet de lutte et de travail – se distingue de ses congénères par son homogénéité, elle n’en reste pas moins indéfinissable. 

Tools of alterities, mountaincutters ©Meessens De Clercq

La démarche, en contournant la perfection conceptuelle, s’oppose à l’industrie : la matière transformée n’est pas vouée à se greffer à un usage prédéfini et à répondre à des injonctions formelles, le design est volontairement elliptique. Dans les trois pièces, rien n’est standardisé, au contraire, les lignes tordues rendent la scénographie accidentée. Le but est d’explorer et d’exploiter le pouvoir énergétique de l’indétermination plutôt que de poser les jalons d’un récit. Archaïques, anarchiques, alchimiques, les adjectifs fusent pour décrire ces productions, mais aucun d’eux ne permet de les enfermer dans une case.

En dépossédant l’objet de son agentivité technique, on lui octroie une dimension mouvante: l’animisme vibratoire contamine espace et spectateur. 

Deux expositions contemporaines qui contorsionnent l’espace, la matière et l’architecture et permettent d’ouvrir des perspectives esthétiques troublantes.

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Tools of alterities, à la galerie Meessens De Clercq, jusqu’au 17 février 2024.


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