Une nuit aux 2G
Émois30 janvier 2022 | Lecture 7 min.
épisode 1/4
Longtemps j’ai cru que j’avais envie de retourner m’installer à Toulouse, où j’ai vécu dans ma jeunesse de 1998 à 2000. Ce n’est que récemment que la vérité implacable m’est apparue.
J’ai compris comme une évidence que dans ma nostalgie de Toulouse, je ne courais pas après un lieu, mais après une époque: celle de mes vingt ans où, jeune lesbienne de petite ville de province, je débarquais enfin dans la grande ville.
Être jeune homo à la fin du XXe siècle, c’était un tout autre monde que celui d’aujourd’hui. Et pour cause: nous n’avions pas Internet. Être gay en 1998, c’était se croire seul au monde pendant toutes ses années de lycée, avant de quitter enfin ses parents en s’installant dans une grande ville pour commencer à vivre sa vraie vie avec la découverte des lieux gays et lesbiens.
Or si ma nostalgie de Toulouse est avant tout temporelle, il y a toutefois un de ces lieux que ma mémoire chérit précieusement: les «2G». Officiellement un «bar musical», les 2G étaient l’épicentre de la vie gay et lesbienne toulousaine. On y venait pour boire, serrés comme des sardines, pour rire avec des inconnus, pour – si possible – embrasser quelqu’un, et pour entonner en chœur des chansons aussi improbables que le générique des Cités d’Or, «Daniela» de Elmer Food Beat ou de vieux tubes de Lio.
Situé dans l’hypercentre, au 5 rue Baronie, la popularité du lieu contrastait de façon comique avec son exigüité. On y entrait par un hall, spacieux mais désert, puisque tout se passait au sous-sol auquel on accédait par un petit escalier en colimaçon. Là, se trouvait sur 20 mètres carrés un comptoir de bar face auquel on s’agglutinait à plus que de raison, épaules contre épaules, bustes contre fesses. Un deuxième escalier emmenait à un étage encore inférieur, une sorte de mini piste de dance toute aussi déserte que le hall d’entrée puisque tout se passait dans la boîte à sardines de l’étage intermédiaire. Car le principe des 2G, ce qui en faisait un lieu si convivial, c’était précisément d’être collés les uns aux autres: on supportait les effluves alcoolisées, les transpirations, les haleines chargées de fumée de cigarette… car c’était dans cette même proximité des corps que se faisaient les rapprochements amoureux tant espérés, les aventures furtives comme les rencontres marquantes. Comme en réalité cela n’arrivait pas aussi souvent qu’escompté, on finissait par s’accoutumer et même par trouver du réconfort dans cette communion forcée par l’exigüité. Tout était prétexte à s’embrasser, tous sexes confondus : pour un verre offert, dans l’élan d’une chorégraphie… Et bien sûr quand venait le «jeu du glaçon». Inimaginable aujourd’hui, le jeu consistait à faire passer un glaçon unique de bouche en bouche à travers tous les convives du bar. Il y eut bien, courant 1999, une légère épidémie de gale aux 2G, à cause d’un camarade de comptoir qui avait malencontreusement ramené ça d’un séjour Outre-Manche, mais rien qui ne traumatisa pour autant la grande famille des 2G. Le jeu du glaçon continua à avoir de beaux jours devant lui. C’était Jimmy*, le barman, qui faisait passer le premier glaçon. Beau garçon, très propret, extrêmement gentil, Jimmy était l’âme des 2G, celui qui avait créé cet antre de joie. On racontait que dans le passé il avait été gendarme. Cette incongruité inimaginable nous faisait rire, et on en riait aussi avec lui.
Jimmy était adoré, adulé, voire mythifié. Au gré des comptes-rendus de soirées, on était à l’affut des faits et gestes de la vie intime de Jimmy. «Il parait que Jimmy a pleuré hier!» «T’as entendu? Jimmy s’est séparé !» «T’es pas au courant ?? Il parait que Jimmy a un nouveau mec!» La personnalité assez secrète dudit Jimmy alimentait cette mythification. Peu d’entre nous savaient exactement où il habitait. Rares étaient les privilégiés qui étaient déjà allés chez Jimmy ou qui l’avaient reçu chez eux. Faire partie de la cour intime de Jimmy, c’était comme une marque honorifique. En ce qui me concerne, ma seule fierté était qu’un jour je l’avais croisé en journée à Monoprix et qu’il m’avait dit bonjour. Cela suffisait à mon bonheur car ça voulait dire qu’au moins il me reconnaissait.
Croiser un compagnon des 2G en journée, c’était toujours une drôle d’expérience. On ne savait pas trop comment se saluer. On se contentait souvent d’adresser un sourire furtif faussement détaché. Car fréquenter les 2G, c’était comme faire partie d’une société secrète : il convenait de feindre d’ignorer en journée ceux-là même à qui on ferait passer un glaçon à pleine bouche le soir. Ce devoir tacite de réserve n’était pas étranger au fait que l’homosexualité était encore perçue comme marginale en ces temps-là. Il y avait de fait un immense décalage entre nos vies de jour et nos vies de nuit. Aux 2G, on assumait pleinement notre homosexualité. On goûtait à la douceur de l’illusion d’être «normal», d’être comme tout le monde. Mais la journée, à la fac, au travail, nous tentions tant bien que mal de nous fondre discrètement dans une masse qui ignorait ce que nous étions réellement. Jusqu’à l’heure d’ouverture des 2G, les journées étaient longues. Le lundi, jour de fermeture hebdomadaire, était morne et triste. On se rabattait alors sur les cafés gay-friendly. L’ambiance y était beaucoup plus sage. Plus intimidante aussi. Mais ces lieux de jour nous servaient en quelque sorte d’ersatz, dans l’attente de la prochaine soirée aux 2G. Comme dans de vraies salles d’attente, on y avait même nos magazines. En effet, dans tous les lieux gays de la ville se trouvaient à disposition de petits journaux gratuits d’actualité de la vie locale LGBT. L’un d’eux, «Le Chevalier à la Rose» publiait régulièrement des photos prises aux 2G. Se reconnaitre sur l’une d’elles était assez excitant. Y reconnaitre une personne convoitée l’était encore plus. On dérobait alors la photo qui nous aidait à patienter jusqu’à recroiser l’élu(e).
Quand arrivaient les vacances scolaires, on fêtait cela aux 2G plus bondés que d’ordinaire. Mais dans les jours qui suivaient, chacun entamait douloureusement son purgatoire: son devoir familial de visite chez les parents. Nous venions tous en effet de petites villes avoisinantes: Montauban, Albi, Agen, Foix, Figeac… On y comptait alors avec morosité le nombre de soirées aux 2G de perdues. Si la fin des vacances rimait pour la plupart des étudiants avec l’abattement à l’idée de reprendre les cours, pour nous, c’était la joie du retour aux 2G. C’est au rythme de ces joies-là que se déroulèrent mes deux années à Toulouse.
Et puis un jour, de façon assez soudaine et sans crier gare, la nouvelle se répandit: la prochaine soirée des 2G serait la toute dernière. Cette soirée de fermeture fut remplie de larmes. Tous les visages qui avaient parcouru ma vie pendant ces deux années étaient là. Tous pleuraient. Et Jimmy finit par pleurer lui aussi en passant la dernière chanson.
Peu de temps après, Internet commença à envahir nos foyers. Avec lui, des sites de rencontres commencèrent à fleurir ça et là. Dépassé par la numérisation de l’information, Le Chevalier à la Rose vécut ses dernières heures tandis que le nombre de lieux gays et lesbiens de la ville commença à décroitre de façon significative.
Un opticien s’installa au 5 rue Baronie. Bientôt, des 2G il ne demeura plus de reconnaissable que le petit escalier en colimaçon.
À plusieurs reprises il m’est arrivé, bien des années plus tard, de faire la connaissance d’une personne et d’apprendre au détour d’une conversation qu’elle avait fréquenté les 2G. À chaque fois, la découverte de ce point commun fut un moment joyeux, cette coïncidence créant une complicité immédiate.
En revanche ce n’est que très récemment que la figure de Jimmy a refait surface, et ce de façon pour le moins inattendue. Jimmy est en effet devenu un homme politique. De droite. Tous les anciens des 2G que je connais ont été sonnés par la nouvelle. En réalité, il n’y a rien d’étonnant au fait que Jimmy ait pu être de droite. Mais il n’empêche qu’en cette fin de siècle, nous étions encore nombreux à croire qu’être homo signifiait automatiquement être de gauche…
Aujourd’hui cinquantenaire, bien conservé et le charme intact, Jimmy séduit encore: il est Maire de quartier. En interview, il parle volontiers de son passé dans la gendarmerie qui lui a donné le «goût de la rigueur et de la discipline». Nulle mention en revanche de ses activités dans les années 1998-2000, sans doute trop proches du temps où il était gendarme… Tout au plus figure sur son LinkedIn qu’il a été gérant de bar entre 2002 et 2007. J’ai le vague souvenir en effet que les 2G aient existé à nouveau pendant ces années-là, mais c’était une toute autre ambiance et, si Jimmy en était le gérant, c’était alors dans l’ombre. Son LinkedIn précise aussi qu’il était «militant pour une vie nocturne apaisée». Je ne sais pas exactement ce qu’il veut dire par cette formule qui semble destinée à un public conservateur du 3e âge et j’ignore si dans l’esprit de Jimmy le jeu du glaçon en faisait partie ou bien s’il l’a oublié.
Les seules traces de l’existence des 2G dans les années 1998-2000 résident désormais dans une toute petite poignée de très vieux articles de la Dépêche du Midi. L’arrivée d’Internet aura au moins permis de conserver cela.
Non, en réalité, l’avènement d’Internet aura fait bien davantage puisqu’il aura indéniablement sorti de l’isolement de nombreux jeunes homos de province. Mais dans sa révolution, il aura aussi malgré tout balayé sur son passage un monde révolu où on se rencontrait encore vraiment, sans faire de tri préalable sur un smartphone… Un monde où on déposait avec la langue un glaçon sur une autre langue dont on ignorait complètement le bord politique…
Vingt ans plus tard, il reste un escalier en colimaçon, vestige de ce monde d’antan.
Et tout en bas des marches, quelques secrets bien gardés: les rires, les Cités d’Or, et les larmes de Jimmy en passant la dernière chanson.
*Le prénom a été changé
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