Rêveries diurnes, oiseaux flamands et boxe
En ce moment9 décembre 2023 | Lecture 8 min.
épisode 7/7
Textiles chimériques et magie graphique
La galerie DYS est une petite galerie située à Ixelles tout prêt de la place Fernand Cocq. Fondée en 2002, on retient de ses choix curatoriaux une affinité particulière avec le dessin sur papier et les récits loufoques, ses grandes fenêtres vitrées offrent un large aperçu des œuvres présentées depuis la rue de l’Arbre Bénit. Cette nouvelle exposition, intitulée Latitude, s’est organisée en co-curation avec la galerie Arthur Borgnis, spécialisée dans l’art brut. Carlo Zinelli, Peter Kapeller, Michaela Polacek, Alexis Lippstreu, Benoit Huot, Paul Duhem, Abel Burger, Daredo, Maldo Nollimerg et Royal Robertson, font dialoguer leurs créations et nous révèlent des personnalités truculentes.
La figure de l’outsider est très en vogue dans le milieu de l’art actuellement.
Il est pourtant délicat de mettre sur le même plan affections mentales et commercialisation. En faisant le choix de mêler des travaux d’artistes issus de l’art brut et des artistes dans la norme de la culture artistique, la curation met en avant leur talent et non les bizarreries psychiques qui découlent du processus: elle rend l’œuvre de ces artistes solubles dans le champ de l’art contemporain. Bienveillante et ludique, la scénographie privilégie la mise en lumière de narrations intérieures plutôt que le caractère marginal des cheminements de pensée.
Dès l’entrée, deux belettes se font face en symétrie sur un lit de verdure grouillante avec Monde Sauvage (2023) de Benoit Huot, Les ancêtres te parlent, sont les mots mystérieux cousus par Daredo sur un gnome cloué sur un autre mur.
Les graphites de Maldo Nollimerg (voir photo en UNE) nous plongent dans un univers parallèle qui a trait à la nuit: Plongeur (2023) et Matrice (2022) – assemblage de figures métaphoriques – évoquent des cartes ésotériques.
Peter Kapeller nous propose une encre sur papier à la griffe extrêmement précise, si bien que ce travail semble émaner d’une autre époque.
L’impressionnante œuvre de Michaela Polacek tapisse presque un mur entier et semble se déplier à la manière d’un livre. Le stylo à bic bleu vient remplir le large pan de papier avec une grande finesse, on peut y lire des versets de la Bible en Allemand, les ramifications des traits viennent se mêler à la poésie scripturale.
Profondément mystérieux, ces symboles restent loin d’un système de représentation conceptuel. Les différentes pièces – reliées au mouvement de l’art brut ou non – sont mélangées sans classement. Stylo, art textile, peintures à l’huile, taxidermie, les médiums sont nombreux. Subtils et transgressifs, on lit dans les lignes une ferveur onirique qui vient épouser l’architecture classique de la galerie. Du trophée de chasse à la chorégraphie équestre, des forces catalysatrices se forment sur les surfaces planes. Les broderies colorées, le pinceau et le crayon créent des créatures fantomatiques et habitent l’espace de manière chamanique: chaque production détient une aura mystique, car c’est dans les profondeurs de l’inconscient que les artistes semblent puiser leur force et non dans une lecture théorique de leur environnement. La capacité du spectateur à se projeter dans des mondes aux codes autrement définis est alors titillée.
Une lueur d’espièglerie se dessine sur chaque support, mais l’on retient surtout la virtuosité graphique de chacune des productions. La minutie obsessionnelle du stylo et l’exubérance expressive des couches textiles dépaysent et mettent à mal notre sens de l’analyse, toute forme de logique critique est écartée pour nous faire pénétrer une dimension surréaliste. Tout droit sorties de rêveries vespérales, ces chimères dansent sur la toile et nous contagient de leur singularité visuelle.
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Informations pratiques: BRUT: 1er chapitre: Latitude, A show of outsider and insider artists co-curated by Galerie Arthur Borgnis, Galerie DYS, Rue de l’Arbre Bénit 84, 1050 Bruxelles.
Du 26.11.2023 au 14.01.2024. Du jeudi au dimanche entre 11h et 18h ou sur rendez-vous.
Entrée libre
Hymne bucolique hors-cage
Waldburger Wouters est située en face du Musée Kanal Centre Pompidou, sur le grand boulevard du quartier de l’Yser. Éclectique dans le choix des artistes – souvent internationaux – la curation met en avant des processus réflexifs complexes, ce qui rend souvent la lecture des expositions multidirectionnelle. Filip Van Dingenen vient y exposer pour la deuxième fois. Il était doctorant à LUCA School Of Art et est le fondateur de l’École Mondiale de Bruxelles. À l’aune de la mixité des pratiques sociales, artistiques et scientifiques, il matérialise ses recherches dans l’espace d’exposition par le dessin, la vidéo et la musique.
L’entrée se fait par une cage en fer ouvragé dont les arcs-boutants évoquent un objet fait main. Le chantier en cours et l’effervescence ambiante du boulevard rendent l’accès à la galerie chaotique. Une fois à l’intérieur, le contraste est saisissant: les enregistrements de chants d’oiseaux nous entraînent dans une autre sphère. Sur le mur de gauche, des cadres dispersent des informations concernant la réflexion de Van Dingenen, le trait rappelle étroitement la griffe d’Alessandro Pignocchi (bédéaste peignant – entre autres – des mésanges sous psychotropes). Une ligne de dix petites cages artisanales scinde la pièce principale en deux. Séparée d’un épais rideau, une vidéo en triptyque défile. On peut y voir des gens alignés sur les bords d’un cours d’eau, une cage en face d’eux, ils semblent attendre quelque chose et ont tous un bâton qu’ils ponctuent de traits. L’une des scènes à lieu en Flandres, le long de la rivière Lys, l’autre au Congo, en collaboration avec l’artiste visuel congolais David Shongo[1][1] Informaticien de formation, David Shongo est pianiste, compositeur et artiste visuel et sonore de Lubumbashi.
SUNSKEWIET, c’est le mot flamand que l’on peut lire au-dessus de la porte d’entrée.
Il s’agit d’une tradition sportive flamande peu connue, pendant laquelle des pinçons mâles sont invités à produire le plus de signaux sonores en un temps imparti. Ce nombre est répertorié manuellement sur le bâton. La projection vidéo nous montre comment l’artiste s’est saisi de cette tradition folklorique pour le muer en rituel fédérateur et bucolique dans le but d’harmoniser notre rapport dominant envers les entités non humaines. Poétique et musicale, cette mise en art offre une perspective intelligente aux combats de coq qui promeuvent l’apathie naturelle d’un volatile à un autre.
Il soustrait ainsi le sentiment de rivalité pour aiguiser nos sens de l’écoute et invisibiliser les barrières humain-environnement. Les mélodies émanent directement de la série de cages de bois, des antiquités à la confection minutieuse. Cette immersion sonore provoque la mise en parallèle de savoir-faire relatif à l’Anthropocène et la cognition animale. Le dialogue avec la nature n’est alors plus allégorique, il est tangible, et nous immerge dans sa forme la plus lyrique; la relation qui nous unit à l’environnement naturel et ses vertus créatrices est sublimée par une grammaire plastique subtile. Sur le modèle du carnet d’études, l’artiste nous détaille les symboles, les mots et les points d’union que lui a inspiré ce folklore populaire en piochant dans ce que l’on pourrait qualifier d’archives.
Theory of heterogeneity are still in their infancy (…) we need to re-open our imagination, peut-on lire sur l’un des cadres. Ce type de réflexion, au croisement de l’ethnomusicologie et du dessin permet de s’ouvrir à d’autres formes de présentation, plus obliques que linéaires, et d’amener le vivant dans l’espace d’exposition par une disposition aléatoire qui explore la relation souvent ambivalente des humains au non-humain. Une expérience sensible et physique qui n’enferme pas les concepts dans des cages en s’affranchissant du modèle naturaliste.
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Informations pratiques
Filip Van Dingenen – VISIONS DE SUSKETWIET
Waldburger Wouters, Bd d’Anvers 49, 1000 Bruxelles
Du 18 novembre 2023 au 20 janvier 2024, du jeudi au samedi de 14h à 18h.
Entrée libre
Overcut pictural
Alice Gallery est créée par Alice van den Abeele et Raphaël Cruyt en 2005. Son intérêt prononcé pour le street art s’élargit au fil des années à toutes les formes de médiums et d’orientations. Une tendance pour les acteur·ices engagé·es et une vision alternative du monde prévaut. Pour ce début d’hiver, ce sont des couleurs chaudes et vives qui viennent illuminer l’espace de le Rue du Pays de Liège. Rhys Lee, artiste visuel australien, était déjà apparu au MIMA – centre d’art contemporain fondé par les mêmes personnes – lors de l’exposition collective ZOO. Il revient ici pour une sa première monographie à Bruxelles avec une dizaine d’huiles sur toile.
Un show-room lumineux présente une partie des œuvres rue de Flandre visibles depuis l’extérieur. Pour entrer dans la galerie même, il faut prendre la ruelle étroite et pavée qui donne sur le quai du Bois à Brûler. La forme du White Cube, épurée et lumineuse, renforce d’emblée le trait coloré de l’huile sur toile, les coups de pinceaux s’émancipent presque en dehors du cadre et viennent réveiller notre rétine. Des strates de matières animent la toile d’un relief organique, on est tenté d’y porter les doigts à fin d’en sentir la force tactile. Abrupts, ils remplissent la surface blanche dans sa totalité, n’hésitant pas à disloquer les corps et les visages. Le peintre pimente ses larges aplats par des allusions directes au monde réel: du still life painting à la figure du boxeur, le geste vient contorsionner la figuration. La boxe, sport pugnace et dynamique, est l’un des motifs récurrents, les grands gants rouges apparaissent sur une grande toile fixée sur le mur de droite et insufflent à la galerie une effervescence athlétique.
Ses portraits aux traits éclatés évoquent les décompositions géométriques relatives au cubisme. Lee pulvérise volontiers les visages qui prennent parfois l’allure de cartoons horrifiques, opérant des rictus monstrueux et rieurs, ils défient les codes de la figuration. La volonté d’un non-conformisme face aux règles académiques démultiplie les points de vue. C’est avec urgence qu’il adopte une pratique graphique libre, n’ayant pas peur de confronter des tonalités fortes et de provoquer des accidents chromatiques. Rien de criard cependant, les couleurs fusionnent avec goût. Des surfaces horizontales surgit une énergie bavarde qui stimule le regard.
Sous une apparence imprévisible et instinctive, le jet traduit un sens aigu de l’observation: il fuit la diaphanéité autant que l’intellectualisation pour privilégier les sensations. On pourrait facilement imaginer ce type de dessin dans une friche industrielle ou sur les parois métalliques d’un train, tant le désir de sortir du cadre semble palpable. Impétueuses, ses productions expriment une spontanéité presque brute, mais la maîtrise technique qui ressort de la composition globale écarte l’a priori naïf que l’on pourrait porter sur elles.
Dans une optique picassienne, Lee réinvente les éléments visuels – mouvants ou statiques – et les charge d’une vibration électrique. Le caractère déjanté vient caresser le cadre épuré de la galerie d’une main carnassière. Petite dynamite de novembre, la vigueur picturale de l’ensemble nous sort d’un début d’hibernation.
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Informations pratiques:
FORTUNATE ERRORS OF POLITENESS
Alice Gallery, Rue du Pays de Liège, 4, 1000 Brussels, Belgium
Du 16 novembre au 16 décembre, 2023. mardi – samedi. De 14.00 – 18.00 ou sur rendez-vous
Entrée libre
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