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Par Auteur inconnu — http://music.8flo.com/files/2010/12/untitled-2.jpg, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=15427642

A Page of Madness

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Ce dimanche, au Nifff, la magie prit la forme d’une d’Une Page Folle – A Page of Madness. Un film muet japonais de 1926 réalisé par Teinosuke Kinugasa. Quelle claque!

Un peu de contexte. Le scénario est le fruit d’une collaboration avec Yasunari Kawabata, auteur de magnifiques contes et romans – lisez Les Belles Endormies, c’est subtil et splendide – futur prix Nobel de Littérature (en 1968, bien plus tard), et l’un des protagonistes importants du modernisme en littérature. Teinosuke Kinugasa, le réalisateur, né en 1896, est lui-même un ancien acteur onnagata (les hommes qui interprétaient au Japon les rôles féminins) et scénariste. En 1926, il fait partie d’un mouvement d’avant-garde moderniste, centrée sur les perceptions, et décide de tourner, dans sa toute nouvelle société de production fondée la même année, un film qui rompt avec les canons naturalistes du cinéma pour en explorer les possibilités visuelles: Une Page Folle.

au rythme d’une cavalcade effrénée dans un asile d’aliénés…

Le scénario est tourbillonnant, qui nous emmène au rythme d’une cavalcade effrénée dans un asile d’aliénés où nous suivons l’histoire émouvante du concierge du lieu, qui occupe cette fonction pour être plus proche de son épouse, enfermée là pour avoir voulu se suicider avec son bébé (ce que l’on découvre dans une série de flashbacks). Il tentera en vain de la faire évader, provoquant une émeute, pour finalement transcender le destin des pauvres hères enfermés là grâce à des masques de théâtre. Les visages blancs, figés et souriants contrastent avec leur agitation des prisonniers, et calment leurs âmes tourmentées.

Les «Fous et les Folles»  du lieu sont attachants, pathétiques et beaux. Une danseuse tourne sans relâche dans sa prison-cage (interprétée par Eiko Minami, magnifique danseuse et chorégraphe), une bande d’hommes en guenille forment une mini-meute dégénérée et menaçante, une patiente reste vautrée sur le sol de sa cellule, presque catatonique. Les médecins en blouse blanche, supérieurs et dédaigneux, règnent sur cette cour des miracles qu’ils violentent plus qu’ils ne soignent. Sans que le propos soit ouvertement politique, il est très engagé, et le réalisateur – clairement de gauche, sera amené quelques années plus tard à quitter le Japon pour aller en Amérique et en Europe…

L’intrigue est complexe, touffue, et honnêtement parfois obscure aujourd’hui. Il n’y a pas de cartons, ces intertitres qui rendaient compte des dialogues dans les films muets. Et les projections de l’époque se faisaient souvent avec un Benshi, un raconteur d’histoire, qui créait un «récit parallèle». Il semble également qu’il manque des éléments au film (sans doute une vingtaine de minutes).  On s’y perd donc parfois, mais en l’état, Une Page Folle constitue une vraie expérience cinématographique et visuelle puissante et touchante.

On y retrouve une confluence avant-gardiste avec les artistes russes de l’époque. Potemkine de Eisenstein date de 1925, Dziga Vertov réalisera son Homme à la caméra en 1929. En Allemagne, les recherches expressionnistes tentent également de rendre une perception plus aigüe, à dépasser un naturalisme plan-plan et à dévoiler les tourmentes des hommes et des femmes. On pense plus à Fritz Lang et son incroyable Métropolis (1927, l’année suivante), qu’à Caligari (1920).

Le travail du montage, les surimpressions, les déformations d’images constituent la narration et la texture même d’Une Page Folle. Et bien entendu, la folie ainsi évoquée permet toutes les audaces, puisque c’est justement une question de sensations et de perception de réalité qui est au centre des pathologies…et du film!

Une Page Folle a disparu des radars pendant 45 ans. Caché par l’auteur puis oublié pendant la seconde guerre mondiale, il a été retrouvé par le réalisateur dans un panier à riz, au début des années 1970! Quand on parle de magie…

Teinosuke Kinugasa n’est pas l’homme d’un seul film. Entre 1922 et 1966, il réalisera plus de 120 films et écrira plus de 100 scénarios. Il est considéré comme un des grands pionniers du cinéma japonais. En 1953, il partira à Hollywood pour explorer les techniques de couleur. La même année, il réalise La Porte de l’enfer, premier film en couleur en Eastmancolor au Japon, qui décroche la Palme d’or à Cannes (1954) et l’Oscar du meilleur film en langue étrangère (1955). Bref, pas un manchot!

La version de A Page of Madness proposée par Le Nifff se caractérise par une splendide bande-son signée The Alloy Orchestra, un trio musical écrivant et jouant (souvent en direct) l’accompagnement de films muets classiques. Travaillant avec un assemblage chaotique d’objets étranges, ils font vibrer et grincer de la musique à partir de sources improbables. En l’occurrence, le côté expérimental de la sonorisation entre en écho magnifique avec cette folle page d’anthologie du cinéma.

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A Page of Madness (1926), de Teinosuke Kinugasa
Le film existe en Blue Ray!


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