
Prouvez que vous n’êtes pas un robot
En ce moment30 mars 2025 | Lecture 9 min.
«Ces cyprès sont si loin qu’on ne sait pas s’ils en sont», ce virelangue pourrait illustrer l’intrication de l’intelligence artificielle dans nos pratiques, qu’elles soient médiatiques ou artistiques.
ChatGPT s’incruste dans nombre de domaines: les lettres de motivations, les logos, les SMS de rupture. Volant le travail des uns, facilitant les tâches des autres, les visions à son égard sont diverses et partagées. Cet outil de pointe se mue en robot tantôt satanique tantôt bienfaiteur.
Avec la nouvelle exposition de HANGAR, centre dédié à la photographie, l’opposition simple du méchant faux et du gentil vrai est contredite par plusieurs artistes qui défont le langage numérique pour mieux questionner notre posture. Ils capturent ce que les avatars disent de nous et de notre perception du monde en utilisant – entre autre – le text-to-image.
Le parti-pris de l’IA créative laisse un arrière-goût ambigu, mais son exploration est tout à fait d’actualité et on ne peut ignorer ses capacités en matière d’esthétique, voire de philosophie. Ainsi, c’est de façon métaphysique que le prisme du factice est étudié.
Sous le commissariat de l’historien d’art Michel Poivert, l’assemblage de visuels sélectionnés intervient avec la nécessité de repenser la souveraineté digitale.
AImagine – Photography and generative images stimule des réflexions menées par 18 personnalités au style singulier.
Quand le deep fake fusionne avec les archives
«Il n’y a pas d’image juste, il y a juste des images.» (Jean-Luc Godard) cite Robin Lopvet en leitmotiv de son travail. Cet artiste inspiré nous entraîne d’emblée dans un univers à la fois loufoque et familier et forge le mythe de l’authenticité et de son contraire.

Sa série New New York (2015-2023), tout à fait kafkaïenne, capture des paysages urbains et compose des protagonistes lisses, colorés et absurdes. Promenant notre regard d’un groupe de frites géantes dressées au milieu d’une grande avenue à une grosse pastèque flottante, l’histoire de la photographie à New York au 20ᵉ et 2ᵉ siècle se calque sur une chronologie relative. Cet amalgame d’images instaure une tension entre bien-fondé et artifice et repose sur le genre de l’uchronie.

Justine Van den Driessche transforme les erreurs générées par l’IA en punctum picturaux. Les toiles numériques grand format de sa série The Progress (2023), qu’on serait tenté de qualifier de peintures hyperréalistes au premier coup d’œil, sont au final presque surnaturelles. On y voit plusieurs personnages qui posent côte à côte dans des paysages colorés à la texture appuyée. Légèrement rococo, sa griffe photographique flirte avec le kitsch. En empruntant différents éléments anachroniques, la photographe explore le temps présent et le temps futur. Le trouble opère avec dérision.
L’avion n’est plus très à la mode parait-il. Cherry Airline (2024), au dernier étage de l’espace d’exposition émet cette évidence avec second degré, au moyen d’un décalage entre les générations passées et notre vision actuelle qui banalise ce moyen de transport ou prend en compte ces effets néfastes sur l’écologie. Pascal Sgro fait la publicité de grandes compagnies aériennes façon vintage. Ses photographies posent un filtre édulcoré sur les voyages en l’air. À l’époque, on fantasmait ces locomotions glamours, confortables et VIP, car seule une partie de la population y avait accès. Il illustre d’un œil ironique le verni étalé par les images sur des concepts ou des machines.
Les maladresses de l’IA peuvent nous faire rire quand sa perspicacité ne nous effraie pas. Les peaux tendues, lisses, les regards aux pupilles vides nous plongent dans un monde soi-disant parfait qui devient peu à peu truffé d’imperfections lorsqu’on s’attarde sur les détails. Ces travaux nous exhortent à ne vivre que le réel et pas une réalité idéalisée qui pourrait sembler plus morale.
Politique et débats sociaux à l’épreuve de l’IA
On parle souvent de domination programmée lorsqu’on aborde le sujet de l’IA. Certains des photographes montrent un autre genre de domination: celle des canaux d’informations et de l’omniprésence de certains d’entre eux. Dans cette optique, elle devient un outil de lutte contre l’impérialisme des visuels diffusés qui tissent le récit commun.
Le travail de Jordan Beal questionne l’histoire coloniale, la manière partiale dont nous percevons un pays selon les poncifs narratifs auxquels on le rattache. Sa pratique est avant tout plastique, il triture le médium par réaction chimique ou juxtaposition. Originaire de la Martinique, le photographe bouscule les représentations clichées de son île en créant la série Lineaments (2024). Il présente au spectateur un monde onirique où les fantasmes viennent se poser sur des tirages argentiques. Cette diaspora déroute les lignes graphiques de la carte postale et retrace de grands combats sociaux en excluant le foreign gaze[1][1] regard supérieur et distant sur des cultures étrangères.
De Fidel Castro à nos jours, le mythe de Cuba est documenté par Michael Christopher Brown, photographe américain connu pour sa documentation sur la guerre civile libyenne de 2011 (et pour avoir utilisé un Iphone dans ses reportages). Avec 90 miles (2023), il apporte un regard neuf sur le journalisme et ose se détourner de la vision conformiste qui confond la tricherie et les images générées par une machine utile pour transmettre un vécu et des informations. Midjourney – laboratoire de recherche et programme – est un outil facile d’accès, par le moyen duquel l’artiste souligne la fascinante progression de l’IA et ses capacités narratives.
Philippe Braquennier s’intéresse au devoir de mémoire avec Real Picture (- 2024), où il dénonce le génocide au Rwanda et, plus globalement, différents aspects des récits médiatiques qui profitent aux puissants. Il caresse du doigt le caractère mensonger de l’information de masse en actualisant l’œuvre d’Alfredo Jaar. Dans ce travail datant de 1994, des socles noirs sont posés à même le sol, il y a des légendes, mais pas de portraits, comme si on voulait les effacer de l’histoire.
Ces sépultures minimalistes interrogent la fiabilité de l’information et la place que nous leur donnons. «Better to be a dog in a peaceful time, than to be a human in a chaotic period.» selon les termes de Jaar. Dix ans plus tard, Braquennier génère des visages qui n’ont pas existé et nous propose une version contemporaine de l’hommage. L’IA permet également de ne pas s’immiscer dans la vie des gens, de ne pas exposer leurs visages. Aux frontières du réel, les lignes entre photographies documentaires et images extraites du cerveau d’une machine s’entremêlent et démontrent l’étroitesse du concept d’irréfragabilité politique ancrée dans la société médiatique.

La guerre, comme elle nous est contée, est un sujet très actuel dont s’empare Silent Hero (2019) d’Alexey Yurenev. Des archives retravaillées, piochées dans sa propre biographie et des images génératives composent son travail qui interroge également le devoir de mémoire. Il s’appuie sur l’histoire de son grand-père, héros de guerre soviétique, et sur 35 000 photos de la Seconde Guerre Mondiale. La tendance à glorifier et à statufier certaines personnalités quand d’autres restent dans l’ombre guide cette réflexion. Le concept de vérité historique se fait horizon à la fois proche et lointain. Ce travail de recherche mémorielle et algorithmique comble les fêlures de la parole.
La consommation et la circulation d’informations visuelles confondent parfois notre esprit critique, c’est pourquoi il est important de déjouer la viralité des flux. Rééquilibrant le discours traditionnel, ces productions hybrides font irruption dans l’expérience esthétique et vont à contre-courant de la méfiance générale envers l’IA. Des fragments d’images originelles se mêlent à la réalité sociale des histoires passées étudiées, et l’affect passe souvent en second plan.
Ces photographes amorcent la possibilité d’abandonner les logiques bien implantées, ils participent à inventer et à transformer le monde tel qu’il nous est accessible et falsifiable.
Fantômes et stéréotypes: IA occulte
Avec Une Histoire parallèle (2022-2023), Brodbeck & de Barbuat fabriquent une machine à remonter le temps en jouant avec l’histoire de la photographie et les fétiches qui la ponctuent. Notre culture visuelle est imbibée de chef-d’œuvres, si bien que l’on ne les regarde plus avec attention; approximative, notre lecture des images intègre des prototypes. Des photographies mythiques du XXᵉ siècle qui hantent nos esprits se trouvent brouillées, l’association étrange d’éléments contredit nos réflexes théoriques, car l’intelligence artificielle opère des raccourcis. Dans le sillage de ces nouvelles pratiques, les fonctions cognitives manipulent l’information à la va-vite. Un univers incertain et ambigu prend forme et les mécanismes troublants du souvenir sont mis en évidence.

Alisa Martynova est une photographe qui s’inspire du Cyborg Manifesto de Donna J.Haraway et de sa théorie sur le cyberféminisme. À l’instar de cette philosophe, elle semble muée par le désir de migrer vers des corps en ruine. Son projet ANIMA, qui se calque sur le principe d’animisme conférant à un objet une âme, nous conduit dans un espace-temps explorant les frontières entre humain et non-humain. Dans ses portraits à la palette sombre, les visages deviennent brumeux, se tordent comme dans une toile de Munch, les corps partent en fumée, ils semblent en phase de mutation. Spectrales, ses figures investissent des formes régénératrices qui n’effacent en rien le travail documentaire fourni en amont, notamment grâce à ses études en philologie. Ces visages inquiétants mettent en scène l’interconnexion entre l’homme et l’IA; la récupération partielle de la morphologie humaine interpelle notre regard. Ses investigations créent des liens avec le vivant et permettent de multiplier les interactions. L’onirisme rejoint le monde réel et nous passons dans un autre lieu.
Ce que nous qualifions de cerveau parallèle n’est qu’en fait le reflet de notre propre cerveau: la technologie redéfinit les pratiques artistiques et il est judicieux de comprendre la morale de ce conte surnaturel plutôt que de lutter contre.
Delphine Diallo est une photographe franco-sénégalaise. Elle conçoit l’IA comme en savoir qui, à l’avenir, serait considéré comme ancestral. Kush (2024) – qui tient son nom de la civilisation Koush – invoque la figure de la sorcière. Cette figure galvaudée réactive des rituels anciens, mais surtout fusionne avec le monde numérique. On aurait tendance à opposer les sciences occultes aux sciences d’internet: le pragmatisme à l’imagination, la nature au capitalisme, etc. L’instinct, le don, les croyances se font l’ennemi d’une pratique automatisée, froide et peu sujet à l’émerveillement. En articulant aux traditions les connaissances pointues du monde virtuel, l’artiste explore autrement les systèmes de représentations du corps noir.
Conclusion
L’essence de la photographie est touchée mais elle n’est pas en danger pour autant, semble nous dire AImagine – Photography and generative images. Esthétiquement homogènes, ces différentes réflexions artistiques dressent une fresque sociale déroutante rythmée par le data never sleep. Il ne s’agit pas d’un grand complot ni de traîtrise, mais bien de s’adapter à la rapidité des technologies modernes qui, certes, ne remplaceront pas l’imagination, mais pourraient être un médium et une source d’inspiration pour les artistes, philosophes ou écrivains. Cette initiative d’émancipation narrative revisite le lieu commun « Il faut vivre avec son temps». La sagacité des programmes informatiques pallie certaines de nos failles, l’anxiété qui nous empêche de penser clairement, le manque de temps, le manque de sources. Si la créativité est la faculté que ces systèmes ne possèdent pas, ils ont les pouvoirs de l’alimenter, si bien que l’IA devient un mythe des temps modernes.
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Aimagine – Photography and generative images
Exposition collective / co-curation Hangar et Michel Poivert
Jordan Beal (FR), François Bellabas (FR), Mathieu Bernard-Reymond (FR), Brodbeck & de Barbuat (DE/FR), Michael Christopher Brown (US), Delphine Diallo (FR), Bruce Eesly (DE), David Fathi (FR), Nicolas Grospierre (FR/PL), Isidore Hibou (FR), Patricia Jacomella (CH), Claudia Jaguaribe (BR), Robin Lopvet (FR), Alisa Martynova (RU), Pascal Sgro (BE), Justine Van den Driessche (FR), Alexey Yurenev (RU)
du 24 janvier au 15 juin 2025
Hangar: 18 Place du Châtelain Ixelles, Bruxelles, 1050 Belgique
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