Un tour de force sidérurgique, futuriste et féministe
En chantier29 janvier 2024 | Lecture 7 min.
épisode 4/9
J’avais repéré l’objet au salon PRINT PRINT du Jacques Frank en décembre. Il n’était pas encore en vente à ce moment-là: il fallait encore «boulonner» certains exemplaires. Forcément, ça m’intrigue, ça me tente, et le 8 janvier, à une heure indue, dans le froid polaire, je frappe chez Morgane Somville pour retirer «mon» exemplaire. Impossible de le mettre dans un sac à dos, je gagnerai un sac Delhaize en bonus de mon achat.
24HBDISFF[1][1] 24HBDISFF, Bruxelles, Fémixion, décembre 2023, 34 p., 20€.
Il fait 29,7 centimètres de large et 40 centimètres de long. Il est composé de 34 pages reliées entre elles par cinq boulons d’acier[2][2] Plus précisément, cinq vis à tête hexagonale en acier classe 8.8 zingué disposés sagement sur la marge de sécurité, à gauche de la couverture. Il rassemble 16 contributions[3][3] De: Raxie, Cameleonore, Marie Baurins, Lucie Petit Pic, Jin-Hee Hootele, Morgane Somville, Eleonore Scardoni, Romane Armand, Rocio Alvarez, Margot Preham, Maia Halmicaro-Berlin, Mélanie Utzmann-North, Morgane Griffoul, Liza Reichenbach, Marine Forestier et Loriane Panel. Il a été réalisé, imprimé, relié en 24 heures chrono[4][4] Entre le 2 et le 3 décembre 2023.
Le dernier livre du collectif Fémixion pourrait apparaître dans le fameux Guiness des records. Sauf que non, en fait. Depuis 5 ans, Fémixion tourne le dos à cet univers masculiniste gonflé à la compète pour publier, en bonne intelligence, des livres collectifs, science-fictifs et engagés. D’où ce «24 heures de la bande dessinée et de l’illustration de science-fiction féministe», siglé 24HBDISFF.
Mental Time Travel
Les planches de BD et les illustrations sont ici reliées par la morsure de l’acier, on l’a compris, mais aussi par un texte qui a été lu avant la journée de travail à l’ensemble des participantes: «Mental Time Travel». Il s’agit d’une lecture-expérience transmise par l’artiste Maja Kuzmanovic, améliorée par l’hypnotiseuse Marie Lisel et publiée en 2023 dans le livre Futurology of Cooperation – Een Grimoire[5][5] Il est aussi disponible en ligne gratuitement, en anglais, français et néerlandais..
Vous vous souvenez des séances de relaxation qu’on faisait quand on était enfants à l’école ou en colo de vacances? Mais si, les moments où on s’étendait dans l’herbe et une monitrice nous expliquait que notre corps gonflait, se rapetissait, se durcissait, volait dans les airs, était chaud, froid, tiède –et quand on ouvrait les yeux, on avait l’impression d’avoir vécu intimement toutes ces aventures.
Le pouvoir du texte «Mental Time Travel» se situe de ce côté-là. Dans le monde qu’il dessine –composé d’un village vert, Gobblestone, d’un volcan nommé Günther screaming rock et de «mi mi mi-animaux mi-humains»–, on vous propose de réinventer les yeux fermés les règles de la société (post-)humaine. C’est donc à partir de cet endroit que les 16 auteurices nous livre leur vision utopique, dystopique ou atopique… à travers le médium de leur choix[6][6] À savoir, ici, l’illustration, la bande-dessinée et la poésie.
BIMBLAMPLAF!
Ce livre, ces histoires, ce concept: tour de force. Mais j’aimerais m’arrêter sur une contribution qui m’a particulièrement réjoui, celle de Liza Reichenbach, invitée par Fémixion et elle-même impliquée dans les éditions du Mardi Soir et le collectif Coolgueuf.
Les 6 planches qui la composent n’ont pas de titre, mais j’aimerais proposer celui de «BIMBLAMPLAF!», du nom de l’onomatopée que l’autrice choisit pour décrire le bruit d’une huître magique qui s’ouvre, à la fois vortex temporel et élément déclencheur du récit. Avec des traits bien marqués de crayon et un vocabulaire graphique brut/naïf, elle nous emmène dans un univers chargé de détails, d’interactions, de bruits et de blagues.
Narrativement, c’est complètement fluide et rythmé au pas de course. On a véritablement envie que ce voyage à Gobblestone se poursuive. La scène du festin fonctionne particulièrement, tant elle fourmille d’éléments que les yeux prennent plaisir à décortiquer. Un peu comme une huître.
Interview de Morgane Somville
Alors que le festival d’Angoulême bat son plein, une des membres fondatrices du collectif Fémixion a accepté de répondre à quelques questions sur ce gros fanzine et sur le travail collégial qui l’a rendu possible.
C’est quoi Fémixion?
Fémixion est un collectif et un fanzine féministe de science-fiction fondé en 2019. Chaque volume du fanzine comporte une trentaine de pages et est imprimé puis façonné aux ateliers du Toner, à Bruxelles. Nous sommes à présent 6 membres actives: Marie Baurins, Morgane Griffoul, Clara Martin, Loriane Panel, Pauline Rivière et moi-même. Chaque numéro de Fémixion est construit autour d’un thème et rassemble des bandes dessinées, illustrations, textes et photos de contributeurices qui ont en commun de remettre en question le système patriarcal, les stéréotypes de genre et les dynamiques de domination.
C’est quoi l’histoire derrière les 24 heures de la bande dessinée et de l’illustration de science-fiction féministe?
Après 5 numéros du fanzine Fémixion, nous avons eu envie de tester de nouveaux formats, à la fois dans l’organisation et dans la création de nos imprimés. C’est pourquoi nous avons pensé que le format d’un évènement en 24h pourrait créer une dynamique complètement différente. Là où nous passions par des étapes de test, de modification, de relectures, de mise en page et d’imposition complexes, nous voulions cette-fois-ci créer de façon plus spontanée. Et ça a carrément fonctionné: on a produit une édition magnifique et assez fascinante en très peu de temps. La contrainte des 24 heures a permis de s’abstraire d’une certaine rigueur qu’on s’impose quand on a plus de temps et qu’on fignole davantage l’édition en amont.
Pourquoi ce choix de format et de reliure?
Il était clair qu’il allait être impossible de travailler sur une édition en livret, car cette technique de reliure nécessite de travailler l’imposition[7][7] En imprimerie, le travail qui consiste à disposer et ordonner les pages avant l’impression. Cela allait nous prendre trop de temps, d’autant plus que c’est un travail un peu pénible. Une reliure plus simple s’imposait. Ensuite, comme on était environ 15 participantes et que chacune allait investir trois feuilles recto-verso, ça faisait un bon paquet de feuilles à relier entre elles. Il nous fallait donc du solide. On ne voulait pas non plus recourir au matériel de reliure typique de la papeterie pour rester dans l’aspect science-fiction et, à force de brainstormer, on en est arrivées à cette idée de boulons.
Où est-ce qu’on peut se procurer 24HBDISFF?
Pour le moment on ne le diffuse pas trop car on n’en a pas assez puisqu’on n’a pas pu en produire beaucoup durant l’évènement. Il est toutefois dans le stock du Paratoner, la distro ambulante des ateliers du Toner, et il sera probablement bientôt dans l’un ou l’autre salon d’édition. Et à part ça… obligé de passer par l’échange en main propre! On refera peut-être une réédition, qu’on distribuera dans davantage d’endroits, qui sait?
As-tu des livres hors-la-charte à recommander? (Ça peut être les tiens)
C’est vaste cette question! Peut-être EAAPES? C’est un groupe de recherche à l’initiative de Charlotte Houette et Clara Pacotte autour des questions queer et féministes dans la littérature de science-fiction. Sinon à Leipzig en Allemagne il y a la Cosmic Comic Convention, Snail Eye initiée notamment par Lina Ehrentraut dont le travail est incroyable. Elle a été traduite récemment en français aux éditions Même pas mal, mais on tombe dans le «dans la charte» là, non? Ou on est encore hors-la-charte…? Sinon, je viens de sortir avec Lucile Ourvouai et Elsa Klee un ouvrage collectif en hommage à Aline Kominsky[8][8] Une artiste américaine précurseuse dans la bande-dessinée autobiographique, décédée en novembre 2022, Fanatic Female Frustration, qui rassemble les bandes-dessinées de douze autrices super talentueuses[9][9] Alice Bienassis, Margot Preham, Claire Malissen, Marthe Pequignot, Karla Paloma, Valentine Gallardo, Caroline Sury, Mélanie Utzmann-North et Mireille Nyangono Ebene.
Dans la même série
Du spleen, du beauf & des super sayens: zines à foison pour la dernière (a)chronique
En chantier26 octobre 2024 | Lecture 6 min.
épisode 9/9
Entre Strasbourg et Liège, des livres inattendus
En chantier1 juin 2024 | Lecture 5 min.
épisode 8/9
L'achronique de Karolina à Rile* Books: being iconic, clubbing et micropoèmes flamands
En chantier22 avril 2024 | Lecture 5 min.
épisode 7/9
Le zine s’institutionnalise-t-il? Interview avec Karolina Parzonko
En chantier22 avril 2024 | Lecture 7 min.
épisode 6/9
Sexe, manga et astragalisme au «Off» du Festival d’Angoulême
En chantier26 février 2024 | Lecture 5 min.
épisode 5/9
Un tour de force sidérurgique, futuriste et féministe
En chantier29 janvier 2024 | Lecture 7 min.
épisode 4/9
Le top 3 des BD pour bien pleurer pendant les fêtes
En chantier21 décembre 2023 | Lecture 6 min.
épisode 3/9
Poésie et correspondances à sens unique
En chantier18 novembre 2023 | Lecture 5 min.
épisode 2/9
Faire parler les littératures sous-exposées
En chantier18 novembre 2023 | Lecture 3 min.
épisode 1/9
Vous aimerez aussi
Du spleen, du beauf & des super sayens: zines à foison pour la dernière (a)chronique
En chantier26 octobre 2024 | Lecture 6 min.
épisode 9/9
Le zine s’institutionnalise-t-il? Interview avec Karolina Parzonko
En chantier22 avril 2024 | Lecture 7 min.
épisode 6/9
Sexe, manga et astragalisme au «Off» du Festival d’Angoulême
En chantier26 février 2024 | Lecture 5 min.
épisode 5/9
Le top 3 des BD pour bien pleurer pendant les fêtes
En chantier21 décembre 2023 | Lecture 6 min.
épisode 3/9
Poésie et correspondances à sens unique
En chantier18 novembre 2023 | Lecture 5 min.
épisode 2/9