Poésie et correspondances à sens unique
En chantier18 novembre 2023 | Lecture 5 min.
épisode 2/9
Devant moi ce mois-ci, trois objets qui ne ressemblent pas vraiment à des livres (oups). La moisson se compose en effet d’enveloppes. La première mentionne mon domicile, la seconde uniquement mon patronyme et la troisième ne s’adresse pas particulièrement à moi. Je vais vous en parler dans cet ordre, par orgueil.
Confiture, numéro onze
Le n°11 de la revue Confiture m’est parvenu par la poste, parce que j’avais commandé le n°7. On doit son existence à Adrien Lafille, poète qu’on retrouvera plus loin dans l’article. Une fois décachetée, elle se présente sous la forme d’une carte postale satinée. Son contenu est détaillé très explicitement sur la «première de couverture»:
On entendrait presque un roulement de tambour conclure cette entrée en matière. Sur la page suivante, 358 mots que je ne veux pas résumer gratuitement. Je relève simplement que la narration est pilotée par une troisième personne du singulier féminine, omnisciente et s’exprimant à l’imparfait, un temps qui me semble trop souvent sacrifié sur l’autel du présent.
Ces choix stylistiques à part, on notera que le sujet du corps, de sa matérialité physique, de son environnement social contraignant, est ici encore pétri avec patience et féminisme. C’est bien sûr un thème qui hante toutes les littératures contemporaines et dont on ne sortira pas vivant.
L’autrice vient d’ailleurs de contribuer au dernier numéro de la revue How To Become The Daughters of Darkness, un beau pavé sur les rencontres interlopes entre lesbiennes et vampires.
mono libertine, première livraison
Deuxième enveloppe[1][1] Je vous rassure, je ne les ai pas ouvertes à la chaîne.. À l’intérieur, 7 rectangles de papier : 1 page de garde + 6 propositions différentes. Chacune a un auteur ou une autrice bien à elle[2][2] un rectangle quelconque, Hugo Pernet, Élise De Maio, Jeff Nimp, Marine Forestier et Adrien Lafille, une date et un numéro.
Le «zéro», daté du 27 avril 2023, est signé par un rectangle quelconque, qui co-édite la revue avec les éditions une nonne. En «trois sonnets rectangulaires», bien qu’on serait tenté de n’en voir que deux, on nous esquisse les moyens de la revue (pauvres), sa forme (rectangulaire) et son objectif (aucun).
Arrivé au numéro cinq, daté du 27 août 2023, on pourrait s’étonner de l’absence de numéro quatre. Mais c’est peut-être que, justement, le rectangle sacrifie un de ses côtés pour préserver son instabilité et continuer de rouler. Bref, on déboule sur le texte de Marine Forestier, «La Croûle des bécasses».
Il s’agit d’extraits de paroles d’une chanson écrite et chantée par l’autrice (écoutable en intégralité sur Soundcloud). Marine Forestier choisit de fantasmer une langue médiévale qu’elle hybride à coups d’anglicismes, de néologismes et d’anachronismes, pour forger une chanson paillarde et féministe. Cette expérimentation s’inscrit dans le projet de Mélina Ghorafi sur «la misogynie et ses esthétiques traditionnelles» qui vise à rassembler des artefacts imprégnés par la haine des femmes pour les interroger, les démystifier et les reléguer une bonne fois pour toutes au passé.
Le rythme de la chanson, psalmodiée en décasyllabes, rappelle lui aussi la poésie lyrique médiévale française, tout en parodiant allègrement la tradition. On retrouve ce plaisir à travestir le Moyen Âge dans le livre récent de Guillaume Lebrun, Fantaisies guérillères, qui réécrit l’histoire de Jeanne d’Arc dans un moyen français foutraque, ou encore dans les morceaux du groupe Cheval de trait et ses «contes et légendes gabberisés». En fait, cette esthétique me semble tellement mobilisée que ça m’étonne de ne trouver que 40 résultats sur Google en tapant «medievalcore».
A4, numéro un
Téléportons-nous maintenant au 27 septembre dernier. La librairie Berthelot est bourrée de gens et moi d’alcool. En effet, on y fête le lancement d’une nouvelle revue. Dans une enveloppe violette non-affranchie, sont glissées quatre cartes postales qui ne contiennent pas de photos de marmotte en tenue de ski –à ma grande déception–, mais de la poésie. C’est A4.
Contrairement à monolibertine[3][3] Joliment nommée ainsi en hommage à la police d’écriture libre de droit utilisée dans la revue., ici, c’est carré: deux auteurs, deux autrices, et quatre textes recto-verso à envoyer, tarif prior, à votre mamy préférée. Il n’y a pas de thèmes commun –bien que le mot «corps» revienne dans ¾ des poèmes–, mais formellement tout le monde a l’air assez détendu de la métrique.
Des vers libres donc, pour dire quoi? La poétesse Eva Mancuso tente une anamnèse percée de «et». À voix haute, on dirait de la brasse. Clément Delhomme, lui, compose avec des vers plus courts et un vocabulaire restreint dont le grand vainqueur est le mot muscle, qui revient quatre fois. On y lit le destin un brin fataliste d’un ouvrier, un portrait en très gros pointillés. Maud Joiret slalome, elle, entre une scène de baise, des références chrétiennes et les courses à l’hypermarché, tandis que Victor Malzac nous offre le seul alexandrin de cette première fournée: «ce jour, ce changement, le linge de ma mère».
Derrière A4, on retrouve Clarisse Michaux et Robin Faymonville, le duo bruxellois qui organise les soirées Littérature Supersport dont le principe est simple: écouter des poèmes, écouter de la musique, puis danser. Ce samedi 25 novembre 2023, ce sera la cinquième édition de l’événement. Il y aura cinq lectures[4][4] Cyprien Muth, Gabriel René Franjou, Laurence Vielle + Vincent Granger + Bertrand Binet, Perrine Estienne, Victor Malzac + Charly Michaux, un concert[5][5] Ventre de biche et deux DJ sets[6][6] Propylene Farmer et Samar. Et à l’affiche, on retrouve, comme par hasard, Victor Malzac qui vient de recevoir le Prix Apollinaire Découverte pour son recueil Vacance.
«Voilà la poésie ce matin» et, ne vous inquiétez pas, vraiment, elle va super bien.
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