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©Fabienne Cresens.

Méditer ne sert à rien

Grand Angle
La méditation a-t-elle vraiment un sens dans nos sociétés occidentales prises dans la spirale de logiques productivistes?

Dans les années 1970, un pratiquant de ma tradition Zen, la tradition coréenne Kwan Um, a eu l’idée d’emmener la méditation hors des murs de nos temples bouddhistes pour en faire profiter le plus grand nombre. Médecin de son état et soucieux d’exploiter les bénéfices de la pratique méditative sur la santé, il se met en tête de dépouiller peu à peu la méditation zen de ses aspects spirituels pour n’en retirer que le cœur, qu’il rebaptise «mindfulness». Aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard, la mindfulness ou «pleine conscience» en français est un sujet plus que jamais en vogue dans le domaine du développement personnel en Occident, et Jon Kabat-Zhin, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est devenu l’un des grands noms incontournables de la méditation laïque. Mais, la méditation a-t-elle vraiment un sens dans nos sociétés occidentales prises dans la spirale de logiques productivistes?

Certains rétorqueront que justement, c’est précisément pour contrebalancer ces dérives capitalistes que nous avons besoin de la méditation dans nos vies. Ce raisonnement parait logique…Il relève pourtant d’une erreur fondamentale, celle que nous commettons depuis des décennies, et à laquelle Jon Kabat-Zhin aura contribué sans doute un peu malgré lui. Cette erreur, c’est celle qui consiste à attribuer une dimension utilitariste à la méditation.

Comment? – vous demandez-vous alors peut-être. La méditation ne serait donc pas utile? Elle ne servirait à rien?

Et bien, oui et non. Le fait est que la méditation comporte dans son essence même un paradoxe.

On commence toujours à méditer avec un but, un objectif en tête.

En effet, toute personne qui s’intéresse à un moment donné de sa vie à la pratique de la méditation, le fait parce qu’elle recherche une façon de répondre à une insatisfaction plus ou moins envahissante dans sa vie. On vient à la méditation parce qu’on est anxieux, parce qu’on veut apprendre à mieux gérer le stress, parce qu’on cherche à se sentir mieux, à avoir davantage confiance en soi, ou encore pour lutter contre la tristesse, la déprime, la mélancolie… Toutes ses raisons qui peuvent attirer quelqu’un vers la méditation sont tout à fait légitimes et naturelles: on commence toujours à méditer avec un but, un objectif en tête.

Or, le grand paradoxe, c’est que ce que l’on va y trouver, c’est autre chose…

Méditer, c’est se lancer dans une pratique avec un but en tête pour ensuite se convertir peu à peu à l’une des rares activités humaines qui n’a précisément pas de but en soi.

Cela ne veut pas dire que les inombrables bénéfices de la méditation dont les médias spécialisés en développement personnel nous rabâchent les oreilles à longueur de temps ne sont pas réels. Il a bel et bien été prouvé scientifiquement que la méditation augmente la concentration et la mémoire, qu’elle réduit le stress et l’anxiété, qu’elle renforce l’immunité et la résistance à la douleur, qu’elle abaisse le rythme cardiaque et la tension artérielle, qu’elle réduit le risque de dépression et de maladie cardiaque… Mais ce qui se produit quand on devient un méditant expérimenté, c’est qu’on atteint au bout d’un certain temps de pratique un point de bascule où on réalise que tous ces bénéfices ne sont en réalité que des effets secondaires – certes bienvenus – et que la méditation nous apporte avant tout quelque chose de bien plus grand que tout cela. Quelque chose de difficile à mettre en mots et que l’on ne peut véritablement saisir qu’en l’expérimentant soi-même. Lorsqu’on atteint cette phase experte dans la vie d’un méditant, les objectifs qui nous avaient au départ attirés vers la méditation sont alors relégués bien loin au second plan. Or c’est pourtant dans ce lâcher-prise, dans cet abandon de la quête, que ces objectifs seront enfin atteints. C’est cela le paradoxe comique de la méditation. Méditer, c’est se lancer dans une pratique avec un but en tête pour ensuite se convertir peu à peu à l’une des rares activités humaines qui n’a précisément pas de but en soi.

Si vous demandez à un méditant débutant pourquoi il médite, il vous répondra certainement quelque chose comme «parce que ça m’apaise», «parce que ça me fait du bien», «parce que ça m’aide beaucoup». Si vous posez en revanche la même question à un moine zen ou à un méditant très expérimenté, vous serez surpris de leurs réponses. Ils seraient capables de vous répondre «parce que c’est l’heure», «parce que je m’assois, c’est tout» ou encore «parce que le ciel est bleu et que l’herbe est verte». La méditation est devenue à ce stade un automatisme, une évidence, comme le fait de se brosser les dents. Si vous demandez aujourd’hui à votre conjoint ou colocataire «Pourquoi tu te brosses les dents?», il est peu probable qu’iel vous fasse un exposé sur la nécessité de l’hygiène dentaire. Il est bien plus à parier qu’iel vous répondra «parce que je vais au lit» ou «parce qu’on va pas peut-être pas repasser à la maison, si?»

©Manu Lanimal

Pour le méditant expert, comme pour l’individu lambda qui se brosse les dents machinalement, le «pourquoi» de son action n’est plus entendu comme un «pour quoi».

Il est problématique de propager publiquement l’idée que la méditation serait un outil destiné à combler nos besoins occidentaux.

Si cette insouciance du débutant qui apprend à méditer avec un but en tête est touchante car elle fait partie de l’histoire intime de tout pratiquant, il est en revanche autrement problématique de propager publiquement l’idée que la méditation serait un outil destiné à combler nos besoins occidentaux. C’est pourtant ce que l’on constate hélas souvent. Prenez par exemple le sujet de la méditation à l’école. On ne compte plus aujourd’hui le nombre d’ouvrages, d’articles, de témoignages qui vantent les bienfaits des pratiques de pleine conscience sur les enfants. Cela rendrait les élèves plus calmes, plus attentifs, plus concentrés sur les apprentissages… Quel enseignant, entendant cela, ne succomberait pas alors, avec la meilleure intention du monde, à la tentation d’appliquer en classe des recettes trouvées ça et là sur Internet et intitulées «méditations guidées pour la classe» ou «petits exercices de pleine conscience pour les enfants»?

Étant enseignante moi-même, loin de moi l’idée de fustiger ces femmes et ces hommes sans cesse en quête de rechercher le meilleur pour la génération qu’ils ont pour mission d’éduquer.

Il faut «produire» du calme, il faut «produire» de la sérénité pour au final produire davantage de compétence au service de cette même société qui nous fait souffrir.

Mais le problème dans ce type d’initiatives pédagogiques, tout comme dans celles qui consistent à instaurer des séances de pleine conscience en entreprise, c’est que, de par l’aspect utilitariste qui est fait de la pratique méditative, alors qu’on croit être en train d’échapper aux effets néfastes de nos sociétés capitalistes, on ne fait en réalité que s’inscrire parfaitement dedans, la méditation devenant un outil comme un autre du productivisme: il faut «produire» du calme, il faut «produire» de la sérénité pour au final produire davantage de compétence au service de cette même société qui nous fait souffrir. C’est un serpent qui se mord la queue, et le comble réside certainement dans la multiplicité des inombrables applis de méditation dans un monde intoxiqué aux smartphones et aux écrans dont on prétend pourtant vouloir se protéger en s’adonnant à la sacro-sainte pleine conscience.

Si l’on veut bien prendre du recul à la façon d’un maitre zen, on se rend compte du comique de cette absurdité humaine. Rire des erreurs de notre espèce est une des grandes forces du Zen.

Mais cela n’empêche pas de se demander quelle réponse apporter à ce constat.

Ce dévoiement malheureux de l’acte de méditer signifie-t-il qu’il faut alors éviter d’introduire la méditation à l’école ou dans l’entreprise? Heureusement, non.

©Manu Lanimal.
La vérité est que méditer est à la fois extrêmement facile et incroyablement difficile.

Mais il conviendrait de repenser, à grands coups d’humilité, la façon dont ces initiatives sont instaurées. On ne s’improvise pas instructeur de méditation uniquement parce qu’on a trouvé les bonnes ressources sur Internet ou parce qu’on a fait un stage d’une semaine de MBSR ou encore une retraite Vipassana de dix jours. Transmettre l’art de la méditation, non pas comme une recette de cuisine mais en tant qu’essence authentique d’une pratique ancestrale nécessite a minima d’avoir dépassé ce stade où l’on médite «parce que ça nous fait du bien…»

Parce que l’on n’est pas à un paradoxe près dans le domaine de la méditation, la vérité est que méditer est à la fois extrêmement facile et incroyablement difficile.

Difficile parce que, pour l’esprit humain, s’adonner à une activité sans objectif est à peu près chose inconcevable. Faire sans but ne fait pas partie du logiciel humain et relève donc a priori de l’impossible.

Mais méditer est aussi la chose la plus facile au monde dans le sens où l’activité qu’elle requiert est en réalité une non-activité. Faire de la méditation, c’est en vérité apprendre à ne rien faire… Ne rien attendre, ne rien espérer, ne rien chercher… Ne rien faire, seulement être. C’est cela la radicalité unique et précieuse de la méditation.

La méditation a toujours été un acte révolutionnaire. Il s’agit, au niveau de l’intime, d’aller à contre-courant de la nature-même de l’Humain qui nous pousse au faire.

Croire que méditer est une réponse aux maux de nos sociétés modernes relève d’une connaissance très étriquée du sujet puisqu’en réalité, de tous temps, en toutes époques, la méditation a toujours été intrinsèquement un acte révolutionnaire. Révolutionnaire parce qu’il s’agit, au niveau de l’intime, d’aller à contre-courant de la nature-même de l’Humain qui nous pousse au faire.

Bien avant les dérives du capitalisme moderne, Pascal avait parfaitement identifié l’intemporalité du mal-être humain comme en témoigne cette citation devenue célèbre: «Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre.»

Là encore, notre nature humaine pourrait nous induire en erreur nous faisant entendre par «repos» l’action de se reposer, alors qu’il faut comprendre ici le terme dans le sens de non-action. C’est toute la différence subtile entre Faire du rien et Ne rien faire

«Faire du rien» peut encore transporter secrètement un but caché et faire espérer notre ego que cela peut servir à quelque chose.

«Ne rien faire» en revanche… ne sert à rien. Or, c’est précisément cela la libération, le soulagement, la véritable révolution.

Voilà, vous le savez désormais : méditer ne sert à RIEN. Alors… Méditez! Qu’attendez-vous donc pour vous y mettre?

Manu Lanimal, ou encore Won Jin («Vérité pure» en coréen, le nom qui lui a été donné lorsqu’elle est devenue bouddhiste) enseigne la méditation et dirige des retraites au sein de l’École Zen Kwan Um, école où elle a reçu le titre d’Enseignante du Dharma. Elle est l’animatrice du site www.nerienfaire.org à travers lequel elle partage son amour et ses connaissances de la méditation. Elle est également l’autrice d’un tout récent livre de méditation pour enfants (dès 5 ans): Ne Rien Faire.

Livre de méditation destiné aux enfants. ©Manu Lanimal.