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Le Théâtre Royal de la Monnaie, à Bruxelles © iStock

Non, La Monnaie ne devrait pas boycotter les artistes russes

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A-t-on jamais vu pareil cas dans l’histoire de l’art? Ou est-ce le résultat d’une cancel culture bien contemporaine et inédite ? Si la culture de l’annulation s’est parfois montrée outil puissant de progrès social, elle peut aussi se réduire à un mécanisme simpliste faisant fi de la complexité du réel. Des musiciens et cinéastes russes, même ouvertement critiques de leur gouvernement, ont ainsi vu leurs prestations annulées en France, en Écosse, au Canada et en Irlande, dans un geste de soutien aux Ukrainiens et de sanction à la Russie.

En Belgique, voilà qu’en annonçant une saison 2022-2023 faisant la part belle à des titres russes, le directeur artistique de La Monnaie essuie une pluie de critiques et de menaces de boycott, qu’il avait anticipée mais qui ne l’a pas ébranlé.

Mais, pour affaiblir le président Poutine, la sanction artistique a-t-elle vraiment du sens? Peut-on simplement copier-coller dans le monde culturel la logique de la sanction économique? Le boycott systématique de la culture d’un pays agresseur est-il raisonnable? Ou même efficace? Voilà de bien nouvelles questions.

Le directeur artistique de La Monnaie, Peter de Caluwe ©DR.

Ces pays qui nous ont précédés

La vague des boycotts commence en Écosse le 28 février. Le Festival de Glasgow annonce ce jour-là qu’il déprogramme le film No Looking Back, du cinéaste russe Kirill Sokolov. L’initiative répond aux demandes exprimées par l’Académie cinématographique ukrainienne dans une lettre ouverte enjoignant le monde entier à cesser de diffuser des œuvres ayant reçu du soutien financier de l’État russe. La décision du festival est sans appel: peu importe que les artistes soutiennent ou non le pouvoir en place; peu importe que leurs œuvres soient ou non en dissidence avec la Russie de Poutine. Il ne s’agit pas de renier les artistes russes contemporains, mais bien de soutenir l’Ukraine, précise le festival.

Au Québec quelques jours plus tard, le jeune pianiste Alexander Malofeev voit ses trois concerts avec l’Orchestre Symphonique de Montréal annulés, à la suite des pressions de la communauté ukrainienne locale. Peu importe que ce dernier ait publiquement dénoncé la guerre.

Le jeune pianiste Alexander Malofeev, boycotté par l’Orchestre symphonique de Montréal. | © page Facebook d’Alexander Malofeev

Le musicien Roman Kosyakov vit ensuite des épisodes semblables à Calgary et à Dublin, de même que la pianiste Ludmila Berlinskaïa (qui réside en France depuis des décennies), dont les concerts au Japon et en Allemagne ont été déprogrammés. Notre liste n’est pas exhaustive: il y eut des évènement similaires en Italie, par exemple, et Netflix a annoncé suspendre ses productions en cours en Russie, même si les artistes concernés ne sont pas proches du pouvoir.

Certaines institutions culturelles ont annulé seulement les spectacles d’artistes réputés proches de Poutine et soutenant le régime. C’est ce qu’a fait la Philharmonie de Paris en interdisant la venue du chef d’orchestre Valery Gergiev. C’est aussi la position du Royal Opera House de Londres, qui a annulé des représentations du Ballet Bolchoï, une troupe publique, très proche du pouvoir russe, dont les activités rapportent directement de l’argent à Poutine.

Dans ces cas-là, il s’agit de s’attaquer à la culture comme soft power, comme le rappelle la chercheuse Jane Duncan, interrogée par l’AFP. Elle n’hésite toutefois pas à élargir cette notion de soft power pour l’appliquer à l’ensemble de la production culturelle du pays, arguant que «la Russie est depuis des siècles fière de ses réussites intellectuelles, artistiques et sportives» et que «c’est devenu une partie de son identité, son soft power dans la mondialisation».

«Un boycott culturel pourrait doper la contestation qui a surgi en Russie contre l’invasion de l’Ukraine», ajoute-t-elle. Certes. Mais faut-il pour cela écraser les voix d’artistes qui contribuent, par leur œuvre et par leur prise de parole publique, à cette contestation?

La question, nous semble-t-il, ne s’est jamais ainsi posée auparavant.

La question, nous semble-t-il, ne s’est jamais ainsi posée auparavant. L’Occident impose des sanctions économiques à l’Iran depuis longtemps, mais n’a jamais sanctionné les artistes iraniens, souvent porteurs d’un regard critique nuancé sur leur pays. Interdire sur nos scènes les œuvres de l’auteur iranien Nassim Soleimanpour, par exemple, aurait-il le moindre sens? Se priverait-on du travail de l’artiste israélien Arkadi Zaides sous prétexte de s’opposer à l’occupation de la Palestine?

«Il serait ridicule et contre-productif de ne pas favoriser les artistes et intellectuels russes qui sont souvent l’antithèse de Poutine», écrivait le 4 mars l’éditorialiste du Monde, Michel Guerrin. «Il faut au contraire soutenir tout ce qui en Russie, est en faveur de la démocratie, et la culture russe est à l’opposé de Poutine. Ne tombons pas dans le piège de ce qu’on pourrait appeler la russophobie.»

Une scène de No Looking Back, du cinéaste russe Kirill Sokolov, film déprogrammé du Festival de Glasgow.

Bruxelles dans la tourmente

C’est cette même position qu’adopte à La Monnaie le directeur artistique Peter de Caluwe, convaincu que «le répertoire russe ne peut être interdit, mais doit continuer à être mis en scène et représenté». Ainsi se côtoieront dans la célèbre maison d’opéra bruxelloise des artistes russes et ukrainiens au cours de la prochaine saison, dans Pikoyava Dama, dans Yevgeny Onegin ou dans Nos.

«La Monnaie condamne fermement l’agression dévastatrice de l’Ukraine par le régime russe et exprime sa solidarité avec les populations qui subissent les terribles conséquences de cette guerre inutile. […] Nous exprimons également notre soutien aux artistes qui s’engagent pour la paix et qui s’opposent, chacun à leur manière et avec beaucoup de courage, à cette agression inacceptable», écrit Peter de Caluwe.

«Nous sommes ici pour faire de l’art, pas la guerre.» Peter de Caluwe

Sa déclaration, également lue en conférence de presse, n’a pas calmé la furie des détracteurs, qui expriment abondamment leur déception sur les réseaux sociaux. «Vous avez perdu contact avec la réalité», y lit-on. Ou encore: «Ces artistes représentent un pays agresseur, qui tue des enfants.» Ou bien: «La situation en Russie est devenue telle que travailler là-bas en tant qu’artiste, c’est forcément prendre position pour le régime.»

Voilà qui est bien mal connaître le travail de nombreux artistes russes qui continuent à produire des œuvres chantant les louanges de la liberté et s’opposant au régime russe. Après avoir vu les films et les spectacles de Kirill Serebrennikov, par exemple, impossible de le considérer complice du régime. Il fait partie de ceux qui sont pour l’instant épargnés par la vague de boycotts – le Festival d’Avignon ayant annoncé la présentation cet été de sa nouvelle pièce, Le Moine Noir. Ceux qui y ont vu en 2019 sa pièce Outside attendent l’évènement avec enthousiasme.

Le Moine Noir, Kirill Serebrennikov, 2022 ©Krafft Angerer.

Même au sein de l’élite artistique ukrainienne, des voix supplient le monde de ne pas boycotter les artistes russes. Notamment le cinéaste Sergueï Loznitsa, qui rappelle que «de nombreux cinéastes russes se sont élevés contre cette guerre insensée.» «Lorsque j’entends des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression. Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie.»

Reste que, comme dans le monde économique, les sanctions culturelles peuvent envoyer à Poutine un message fort. «Interdire les artistes russes sur nos scènes est la chose à faire; un geste symbolique de solidarité envers ceux qui perdent leurs vies en Ukraine et défendent la liberté», lit-on encore parmi les commentaires des détracteurs de La Monnaie. Ou encore: «Les institutions culturelles ne fonctionnent pas en vase clos, ne sont pas étrangères au monde sociopolitique. Présenter une saison russe, c’est effectivement prendre parti pour l’agresseur et contribuer à l’impérialisme culturel russe.»

Programmer des artistes russes, même s’ils ne soutiennent pas le régime, doit-il être interprété unilatéralement comme un soutien à la Russie? Nombreux sont ceux qui défendent l’idée que cela peut être interprété ainsi par le Kremlin. Et que, dans ce contexte, les nuances humanistes et universalistes faites par le directeur de La Monnaie ne valent rien.

Voilà qui n’a pas fini d’alimenter les débats.


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