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Egao No Toride (The Fortress of Smiles). ©Takashi Horikawa

Voyeurisme et contemplation à la japonaise au KFDA

Grand Angle

Être voyeur au théâtre, d’une manière si contemplative, ça ne nous est pas arrivé si souvent. Et c’est souvent le fait de metteurs en scène japonais. Au Varia dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Kuro Tanino nous invite à épier des appartements depuis l’extérieur, à travers vitres et cadres qui circonscrivent le regard tout en lui laissant un peu de liberté, dans une forme de contemplation sans jugement. À droite, un groupe de pêcheurs qui parlent fort et dru en abusant un peu de la bouteille. À gauche, un homme discret qui s’occupe de sa mère vieillissante et tente de construire une relation avec sa fille distante.

©Shinsuke Sugino.

La pièce nous invite à observer en simultané le quotidien de ces voisins qui d’abord s’ignorent, puis s’inter-influencent peu à peu, parfois de manière frontale, parfois subtile. Deux solitudes rassemblées dans un quotidien banal et soumis aux aléas d’une météo intempestive. Deux classes sociales bien distinctes, qui se ressemblent beaucoup néanmoins. Deux cuisinettes meublées d’électroménagers désassortis, où sont mijotés avec autant d’amour les soupes miso et les poissons frais du jour (en odorama s’il-vous-plaît). Deux hommes chefs de leur clan, qui, la nuit, lisent Hemingway ou regardent des westerns spaghettis, autant attirés que rebutés par cette culture américaine si lointaine, et pourtant si envahissante.

©Shinsuke Sugino

La pièce met en avant le pouvoir de l’observation minutieuse et de la contemplation silencieuse. Elle invite le spectateur à devenir un voyeur, à observer les détails et les nuances des situations, à scruter les personnages dans leurs moments intimes. En utilisant des structures légères et translucides, elle crée un effet de distanciation qui permet aux spectateur·ices de se sentir à la fois proches et éloignés des protagonistes. Le tout crée une atmosphère d’observation discrète. L’utilisation de dispositifs scénographiques tels que des fenêtres semi-transparentes permet au public de regarder les acteurs et les actrices de manière indirecte, créant ainsi une tension entre les personnages et le public.

Voilà ce que j’oserais appeler une «esthétique observante voyeuriste», qui m’avait déjà frappée auparavant dans le théâtre japonais contemporain. Peut-on dégager une vraie tendance? Peut-être pas à partir des seuls exemples que je peux étayer ici. Mais permettez que je trace néanmoins le début d’un chemin de pensée à ce sujet.

©Shinsuke Sugino.

Des échos avec le travail de Daisuke Miura

Vers 2010-2011, alors tout jeune metteur en scène en ascension, Daisuke Miura présentait son travail en Occident avec une pièce qui avait fait forte impression: Yume No Shiro (Castle of Dreams). On y observait derrière une vitre, comme dans un vivarium, huit jeunes adultes vivant ensemble dans une oisiveté pulsionnelle, occupés à copuler les uns avec les autres sans grande passion et à jouer à des jeux vidéo ou à regarder des contenus télévisuels insipides.

Une scène de Yume No Shiro, de Daisuke Miura (2006) / ©Klaus Lefebvre

Miura cherchait à dépeindre une génération de Japonais oisifs parce que laissés pour compte par le capitalisme sauvage et incapables de pénétrer un marché du travail saturé et cloisonné. Plus trash et plus cru que le spectacle de Kuro Tanino à l’affiche du KFDA – avec du sexe explicite et une scène d’éjaculation – il utilisait néanmoins certains des mêmes mécanismes: observation patiente de protagonistes dans un appartement; cadrages et effets d’emboîtement à travers des vitres qui accentuent la sensation de voyeurisme; dramaturgie fragmentée et elliptique qui empile les petits moments de quotidien sans s’embarrasser d’une courbe narrative trop construite.

Quelques années plus tard, Daisuke Miura s’amenait en Europe avec une autre pièce du même acabit, Love’s whirlpool (Le tourbillon de l’amour), dans laquelle on épiait quatre couples forniquer dans une même pièce. Même esthétique observante-voyeuriste.

Une scène de Love’s Whirlpool, de Daisuke Miuro / ©Wakana Hikino
Le concept de voyeurisme s’arrime à une vision inquiète devant l’individualisme et la solitude des personnages.

Par ailleurs, tant chez Tanino que chez Miura, le concept de voyeurisme s’arrime à une vision inquiète devant l’individualisme et la solitude des personnages, qui, peu à peu, ouvrent tout de même des chemins vers l’autre, de petites brèches de communion avec son prochain.

Toshiki Okada en arrière-plan

Très connu en Europe, notamment grâce aux pièces Five Days in March et Time’s Journey Through a Room, le travail du metteur en scène Toshiki Okada peut, à certains égards, être analysé à travers le même prisme. Certes, il s’agit avant tout de pièces plus littéraires, ancrées dans une écriture dialogique ciselée ainsi que dans un rapport décalé au temps, de même que porté par un travail corporel plus stylisé. Mais nombre de ses pièces se jouent aussi, à différentes échelles, dans des appartements carrés – des boîtes scéniques qu’on observe un peu de loin, qui contiennent une notion d’enfermement et placent aussi le spectateur dans la position explicite de voyeur. Je pense entre autres à Hot Pepper, Air Conditioner, and the Farewell Speech, présentée au Kunstenfestivaldesarts en 2016, ou à The Vacuum Cleaner.

Une scène de The Vacuum Cleaner, de Toshiki Okada / © cie chelfitsch

On pourrait considérer que Toshiki Okada a ouvert ce chemin pour Daisuke Miura et Kurō Tanino, qui l’ont suivi et se sont permis une plus grande radicalité. Lui-même arrivait après d’autres grands noms du théâtre japonais contemporain dont l’œuvre commençait à défricher ce terrain. Par exemple, les témoignages des spectateur·ices qui ont connu l’époque de la légendaire troupe underground Tenjō Sajiki dans les années 1970 mentionnent souvent une scène où une partie du public était enfermé avec les performeurs dans des cages en métal – expérience marquante qui préfigure peut-être en partie l’esthétique actuelle.

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Egao No Toride, de Kurō Tanino, toujours à voir au Théâtre Varia les 19 et 20 mai 2023.
Avec: Susumu Ogata, Kazuya Inoue, Koichiro F.O. Pereira, Masato Nomura, Hatsune Sakai, Masayuki Mantani, Natsue Hyakumoto.
Dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts (KFDA) 2023.

Mentionnons que le KFDA présentait aussi cette année une autre pièce japonaise à l’esthétique surprenante, Family Portrait, de Midori Kurata. Un rare doublé japonais à Bruxelles.