Une nuit au Styx
Émois28 avril 2022 | Lecture 7 min.
épisode 3/4
Il bruine. Ce petit crachin qui vous brumise l’âme et vous déliquesce le moral. 1h30 du matin. Gégé[1][1] Les prénoms ont été changés. Gégé s’appelait Pascal. et moi marchons d’un bon pas, joyeux pourtant. Quelle aventure! Trois fois. La copie du film a brûlé trois fois! Nous n’aurons pas vu ce soir La Sorcière sanglante d’Antonio Margheriti, alias Anthony Daisies, alias Anthony Dawson, tourné en 1964. La fille d’une sorcière brûlée vive y est tuée à son tour et prépare d’outre-tombe une vengeance froide et diabolique… La vénéneuse Barbara Steele y campe le double rôle de Helen et Mary Karnstein, tout en œillades de braise et longue chevelure noire. Ça tombe bien, le titre original de l’opus de ce petit maître italien du cinéma navrant est I lunghi capelli della morte (Les longs cheveux de la mort).
Mais de tout cela, nous n’en saurons pas grand-chose. Un bûcher ouvre le film, la pellicule crame, le projectionniste jure. Plus loin, la résurrection grandiloquente de Barbara, aussi belle que dans Le Masque du démon[2][2] De Mario Bava, en 1960., où nous l’avons découverte. Bim, les flammes s’emparent à nouveau du film. Retour du projectionniste bougon. Barbara erre dans le cimetière un quart d’heure plus tard, silhouette osseuse et pourtant sensuelle, la musique dramatique accompagne sa démarche hypnotique. Paf, tout brûle. Apothéose? Le projectionniste débarque, débonnaire cette fois, clope au bec. «Bon, on prend une bière chez Malou? La copie est trop pourrie.» Les onze spectateurs se dispersent dans la nuit, après cette projection de minuit avortée. Le verre chez Malou, ce sera pour la semaine prochaine. Durée totale de projection: 32 minutes. Quelle frustration. Notre sorcière bien-aimée n’a pas eu le temps d’être exsangue. Pas de doute, on est au Styx.
Flash-Back
En 1975 – j’avais 15 ans – Claude Diouri ouvre le Styx, rue de l’Arbre Bénit, à Bruxelles. Un petit cinéma d’art et essai qui prend la succession d’une première salle, située non loin de là, dont il s’est fait expulser. Il avait démarré en 1967 et avait choisi le nom du fleuve des enfers pour porter haut les couleurs du cinéma fantastique qu’il désirait défendre. Le Styx était le plus petit cinéma de Bruxelles et l’un des plus petits en Europe. Deux salles équipées d’environ 35 places par où passeront quelque 2,5 millions de visiteurs durant les cinq décennies suivantes.
On raconte qu’une bande de cinéastes cinéphiles français, au nombre desquels le sémillant Bertrand Tavernier, accompagné de Patrick Brion, l’homme à la voix chantante du Ciné-Club de Minuit, venait y faire des razzias à la belle époque. Claude Diouri devait sans doute les accueillir, sourire et moustache flamboyante, parlant beau et tout en charme.
Claude Diouri[3][3] Un chouette portrait du producteur-distributeur, où l’on retrouve sa volubilité et sa moustache!https://www.cinergie.be/actualites/claude-diouri-20150108165549, c’est un peu un de mes papas de cinéma. Il m’a permis, grâce au Styx, puis à l’Actor’s Studio, d’explorer pendant près de quinze ans les trésors très variés d’une cinémathèque plus bordélique que la vraie – celle de Jacques Ledoux, sur laquelle on reviendra sans doute – et les tréfonds d’un cinéma B, voire Z, qui satisfit un goût plus trouble et moite et me rendit accro. Les séances de minuit, consacrées au fantastique et à l’horreur, feront de moi un séide du lieu. Les petites salles du Styx, dont je verrai les fauteuils se défoncer au fil des ans, offriront à leurs visiteurs, souvent des habit(u)és, les premiers Cronenberg, Shivers en 1975, puis Rabid en 1977 ou les grands classiques de la Hammer, puis de l’American International Pictures, et les magnifiques adaptations de Poe par Corman. Les éclairages de Nicholas Roeg pour The Mask of the Red Death, en 1964, restent aussi doux à la mémoire que la voix suave au charme langoureux de Vincent Price.
Avec quelques amis, Gégé, Raoul[4][4] Les prénoms ont été changés. Raoul s’appelait Bruno., l’habitude s’est vite installée: le vendredi ou le samedi, et parfois les deux, soirées cinéphiles lors desquelles il s’agissait de voir le plus de films possibles, nous finissions au Styx. Et ma liste de films est immense, et joyeuse, et flippante et goguenarde, et foutraque. On y trouve de l’horreur vraiment éprouvante – la projection de Suspiria de Dario Argento (1977) me marquera à vie. Mais aussi des petits bijoux étonnants comme Willard (1971, Daniel Mann), le geek d’avant le web qui apprivoise des rats pour les lancer sur Ernest Borgnine ou Sondra Locke.
Un soir au Styx
Une soirée au Styx, cela commence par un verre chez Malou. Le petit pub qui jouxte le cinéma a un look de bar à l’éclairage tamisé, aux sièges de velours rouge, sur lesquels on se perche pour faire causette avec Malou la belle. D’immenses yeux noirs, aussi noirs que les longs cheveux jusqu’à la taille, la dégaine fine et souple, le sourire de celle qui en a vu d’autres, et une vraie douceur avec tout ça. Vous l’aurez compris, on est tous un peu amoureux de Malou. Mais elle est inaccessible. Trop grande, trop femme. Alors, on papote, et surtout on écoute de la musique. Il y a du rock, du soul, du jazz. On y côtoie du Lalo Shifrin, le musicien de Mannix, de Mission Impossible de Jaws ou de Dirty Harry qui fait sonner la ville comme ses cuivres. Et surtout le fabuleux Get Ready de Rare Earth (1970), morceau unique, face B de leur 33 tours, version de 25 minutes sur laquelle Malou ondule. Ce sera notre hymne d’amour secret.
Et puis à minuit, on y va, on passe au Styx. Horreur au programme, ou road movies, ou polars plus ou moins obscurs, ou reprises savoureuses. Le Styx pratique ce que l’on n’appelle pas encore le long tail. Diouri donne une chance de durer à des films en ce temps invisibles autrement (pas d’internet, si, si). On ne sait pas toujours ce que l’on va voir, mais on fait confiance au Styx, ce sera bien. Ou suffisamment kitsch pour que ce soit jubilatoire. Le Styx a pour nous la saveur de la liberté, de la découverte et de l’amour des salles obscures. Le noir se fait, on est bien. Et le fleuve des enfers se prend un petit air de paradis.
J’y ai découvert les films de Monte Hellman, dont le bouleversant Two-lane Blacktop, (1971) qui résume à lui tout seul mon désespoir des années 1970, dans la lignée de Easy Rider, mais en moins flamboyant, en plus implacable encore. Une course sans but à travers les États-Unis, filmée au ras du capot, comme si vous manquiez d’air. Le ciel est bas, le dialogue est ténu, les personnages n’ont pas de psychologie fouillée. Ils roulent jusqu’au bout de leur vie, qui est le bout du film, qui s’embrase pour une fin triste et triste et triste. Pour moi, un film mythique.
Au Styx, nous avons eu la chance rare de voir le magnifique Electra Glide in Blue, l’histoire d’un flic honnête et petit au sein d’une police pourrie, mais surtout une ode à la moto, encore une. Unique film réalisé par James William Guercio en 1973, qui en écrit aussi la musique, nous sommes dans l’univers des road movies et des justiciers sur deux roues. Oui, tout cela est contemporain de Poncherello[5][5] https://chp.fandom.com/wiki/Frank_Poncherello et de son comparse de CHIPS (California Highway Patrol). Mais dans Electra, la vraie héroïne, c’est elle, la moto de notre justicier trop court sur pattes…
Dans la famille lamentable, nous avons chanté pendant des années les louanges de Angie Dickinson et de Big Bad Mama, un petit nanar de 1974 produit par Roger Corman (il était fait pour être le parrain du Styx, lui). Il y a de l’action, de l’humour, mais c’est surtout un peu ridicule, un peu sexy-navrant, et l’on rit de ce second degré du pauvre. Pourtant Angie Dickinson vaut d’être sauvée de ces limbes. Une vraie cinéphile, Angie. Son père était le projectionniste du seul cinéma de Kulm (Dakota du Nord!) jusqu’à ce qu’il brûle. Décidément… Elle se fait connaître dans Rio Bravo, et devient un visage familier de femme flic à fort caractère dans des séries comme Sergent Anderson. Un quelque chose de Gena Rowlands… Plus tard, elle croisera Boorman et De Palma. Tout bien. Et dans Big Bad Mama, elle fit rire les piliers du Styx. Pas mal comme champ d’honneur.
Mais le Styx, ce sont aussi – surtout?– des navets en pagaille. Ceux dont les titres m’échappent souvent, mais que l’on reconnaît au fait qu’on les a retrouvés dans les vidéoclubs, en VHS pourraves perdues au milieu des karatés et des érotico-peplums (ce qui nous ramène à Antonio Margheriti, dont c’est une autre facette). Il y eu des soirs de rires extatiques face à des monstres de carton-pâte, dans des lagons plus ou moins noirs, de profanateurs de sépultures en capilotade légumineuse, de Zombies crétins décérébrés (c’est même à ça qu’on les reconnaît), de professeurs qui grésillent du trolley, et de milliers d’adolescent·es à l’acné agressif qui se précipitent dès que faire se peut dans des caves parfaitement suintantes pour s’y faire malaxer et y subir estrapade et jasonade jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour notre plus grand plaisir. Le Styx, temple du B-Z jouissif.
Rituel interrompu
Le Styx a fermé ses portes en 2015. «Le web m’a tuer», en quelque sorte. Pas besoin de se geler pour voir du ringard. Je streame, tu Netflixes. Plus besoin d’un cinoche de quartier. C’était le dernier, je crois. Un duo d’artistes a tenté de relancer le lieu en 2020, pour les jeunes 2.0. Moins cinéma, plus orienté «expérience». Mais le COVID est passé, et le Styx trépasse. Aujourd’hui, il est en vente et les promoteurs ont bien entendu quelques idées en tête pour «réhabiliter» le lieu. Il semble que la commune résiste à cette transformation. Oyez cet appel, si vous vous sentez l’âme valeureuse d’un sauveteur de patrimoine intangible. Il y a un Styx à ressusciter.
Pour moi, la fin a eu lieu plus tôt, quand j’ai commencé à travailler. Les années 80 et les horaires du job auront eu raison des amitiés de l’époque, des errances nocturnes, des retours du Styx en chantant Get Ready sous la bruine, en souriant à Malou, et à toutes les sorcières, sanglantes ou brûlantes, qui m’attendaient la semaine d’après.